Georges Simenon : dur comme fer...

C’est un titre de Georges Simenon qui inaugure, aux Éditions L’Âge d’homme, le lancement de la nouvelle collection « Côté belge ». L’intention des deux directeurs, les éminents Jean-Baptiste Baronian et Jacques de Decker, est claire : témoigner de la richesse et de la fécondité de ce que Pol Vandromme appelait poétiquement les « Lettres du Nord ». Pas question d’exclusive linguistique donc, mais le meilleur des plumes francophones et néerlandophones d’une Belgique rendue miraculeusement unitaire par l’abord du versant littéraire de son âme. Guère de pedigree obligatoire non plus, car la présentation du projet annonce dans la foulée « des auteurs qui ne sont pas belges, mais qui ont parlé de la Belgique, qui l’ont décrite peu ou prou dans leur œuvre ». Voilà qui promet de surprenantes découvertes et des plaisirs de (re)lecture à foison !

L’Escalier de fer – premier titre de la collection juste avant L’Espadon de Hugo Claus et Le Rempart des Béguines de Françoise Mallet-Joris – fut écrit par Simenon en 1953, soit au mitan de sa période américaine, à Lakeville. C’est l’époque à laquelle le biographe Pierre Assouline assigne « la couleur businness » : elle est certes marquée par l’internationalisation définitive du succès de l’auteur liégeois, mais aussi par des difficultés relationnelles avec sa seconde épouse Denyse ainsi que par l’aggravation de sa dépendance à l’alcool.


Roman moins connu que Feux rouges sorti la même année, L’Escalier de fer met en scène les effets de l’empoisonnement tant physique que relationnel auquel se trouve en proie le personnage d’Étienne Lomel. Ce quadragénaire, typique des individus simenoniens qui s’éprouvent peu à peu en rupture avec leur destinée, forme avec Louise un couple de papetiers apparemment sans histoire. Il n’empêche qu’Étienne soupçonne sa moitié de l’empoisonner à petites doses. Les nausées et les malaises vont en effet croissant et surviennent après l’ingestion de certaine purée, soi-disant préparée avec amour. Alors l’intoxiqué (ou le parfait paranoïaque ?) se met à consigner les symptômes de son progressif délabrement sur un feuillet qu’il glisse entre les pages d’un volume de La Vie des insectes du naturaliste Fabre – l’une de ses rares lectures assidues, avec Balzac et Dumas. La vérité, médicale mais surtout affective, ne va pas tarder à se faire jour…


On qualifie souvent le point de vue narratif de Simenon de « voyeuriste », un art qu’il fit culminer dans le magistral La Fenêtre des Rouet : L’Escalier de fer joue plutôt sur l’acoustique, Lomel tentant de percevoir les bribes de conversation de sa femme avec ses interlocuteurs téléphoniques ou ses amies, alors qu’elle se tient dans le magasin, en bas. Si ce n’est ce changement d’angle, tous les ingrédients du grand roman simenonien sont réunis, et en premier lieu cette « complicité » d’un duo au départ soudé, que la force de l’habitude et l’usure de la vie effritent, jusqu’à la chute de l’ultime parcelle de vernis. Personne mieux que Simenon n’a aussi sèchement et crûment décrit les ressorts de la séparation qui se creuse entre mâle et femelle (des désignations que l’écrivain préférait à « homme et femme »). Les fêlures discrètes, presque indiscernables, crantent chaque phrase échangée, chaque question intérieure ; elles ont tôt fait de s’accentuer, irrémédiablement, pour déboucher sur l’abîme.


Au même titre que le scientifique dont Lomel truffe l’ouvrage de ses notes, Simenon se fait ici l’entomologiste des rapports humains élémentaires. Dans son insectarium à dimension de chambre à coucher, il observe la mante religieuse grignotant de l’intérieur son partenaire, ravagé par le soupçon et l’impuissance. Un texte implacable et exemplaire, chez le père de Maigret, de la veine du « roman dur ». Dur comme fer...


Frédéric Saenen

 

Georges Simenon, L’Escalier de fer, Collection « Côté belge », Éditions L’Âge d’homme, 185 pp., 10 €.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.