Le terrible Eldorado de Laurent Gaudé

« […] si je réussis à passer, qui sera l'homme de l'autre côté ? Est-ce que je le reconnaîtrai ? »

Déjà présent dans un épisode tragique du Soleil des Scorta, le passeur qui met face à face deux réalités différentes, voire deux fantasmes différents d'un même monde qui ne peut en satisfaire aucun, est au centre de ce magnifique roman de Laurent Gaudé qu'est Eldorado, comme un cri sourd de colère rentrée et de désespoir.

Tout se passe en méditerranée, lieu de confrontation entre les pauvres hères d'Afrique qui veulent passer et la police des frontières qui doit défendre comme un bastion, comme la dernière citadelle, l'entrée de l'Europe. C'est d'abord la vie de souffrance et d'abnégation du commandant Piracci, qui a donné sa vie pour la douane et n'a pour lui qu'un ami avec lequel il palabre Quand une femme le suit, vient chez lui et lui demande une arme pour tuer le passeur à qui elle doit d'être entrée en Europe mais sans son fils, sacrifié au Dieu de la mer sur une embarcation de misère abandonné par les marins-brigands, il ne sait plus quoi faire : elle a une force, une détermination de vie même qui le dépasse complètement et, soudain, l'éclaire douloureusement sur la vacuité de sa vie, répétitive et morne, vaine même, tant à chaque confrontation les miséreux sont toujours plus nombreux à vouloir passer. Alors Piracci, qui comprend s'être battu non seulement pour rien mais surtout contre l'humanité en mouvement, abandonne tout, se défait de lui-même et se fait vagabond, contredire par les actes ce que fut jusqu'alors sa vie.

Le commandant Piracci va tout quitter sous l'impulsion d'un regard qui demande pour de vrai, qui dit son destin sans trembler — une réfugiée sauvée des eaux qui réclame une arme pour se venger de son passeur —, tout quitter pour prendre la route et trouver sa propre réalité. C'est la vacuité de sa vie qui le chasse de lui-même. Il veut et va devenir un vagabond apatride (il brûle ses papiers, comme signe de non retour), pour se sentir vivre, sentir qu'il doit lutter à chaque instant pour sa survie, loin du confort moderne, et se sentir fort. C'est le drame des rescapés qu'il sauve pour confier aux autorités policières qui l'a troublé, c'est une demande de « sauf conduit » qu'il a refusé (pourquoi sauver celui-là et pas tous les autres ?), c'est le passeur qu'il frappe pour racheter sa mauvaise conscience et étancher sa colère d'honnête homme pris dans la nasse des règles. Il devient, pour être vivant, ceux qu'il a toujours pourchassé, ceux qu'il cherchait pour les sauver des eaux et le remettre de l'autre côté de la frontière, du mauvais côté, lui le défenseur de la citadelle Europe.

Par un mouvement inverse mais paradoxalement identique, deux frères quittent leur terre en pleurant leur amour et s'en vont tenter leur chance en Europe. Le chemin sera long, pénible, fait d'abnégation constante et de violence. Et commence par la séparation, car l'aîné n'a accompagné son cadet que pour le pousser en avant, lui se sait perdu, mangé par la maladie. Alors Soleiman va tout supporter, les brigands, la faim, la fatigue, les coups (ceux qu'il reçoit en nombre et ceux qu'il donne, les premiers, à un pauvre marchand, pour se donner une chance arrachée à la misère d'un autre de passer) et le mépris pour les moins-que-rien pour atteindre, en souvenir de son frère, pour lui, l'Europe. Car se sauver, c'est sauver tout son peuple, sauver sa mémoire et sa vie même. Il fait compagnon de route et de misère avec un vieux boiteux, sage qui lui apprend la débrouillardise et la fierté de survivre, et auquel il apprend la fraternité : quand la horde des gueux charge le mur barbelé pour atteindre la Terre Promise, au lieu d'être chacun pour soi, il manque perdre sa chance mais sauve son ami, son second frère, celui que l'adversité lui a donné. C'est cela, pour lui, l'Eldorado, c'est ce moment magique où un homme en sauve un autre. C'est la leçon qu'au risque de sa vie il donne à l'humanité.

Un voyage triste et merveilleux, qui ne s'achève que dans le drame nécessaire à la réalisation du monde dans son infinie complexité. Car l'Eldorado doit rester un mythe hors de portée pour chacun, ceux qui le défendent et ceux qui veulent l'atteindre, sans précision quant à sa vraie nature, car l'Europe n'est qu'un autre lieu de souffrance et, pour celui qui a tout quitté, tout enduré et s'est transformé en un autre pour passer, cette triste terre émaciée ne pourra pas être l'Eldorado. Car les épreuves en ont fait un autre homme, plus grand, plus fort, aux dimensions même du ciel qu'il a tant de fois regardé en pleurant. Et c'est ce même constat, déchirant, qui conduit l'Italien à se perdre dans une immolation cosmique — non sans avoir été aperçu, juste avant, comme un messager du Dieu passeur lui-même, en un clin d'œil goguenard du destin — et à déjouer les lois du plus fort : car être un homme, ce n'est pas être d'un côté ou de l'autre de la frontière, c'est trouver en soi le dépassement et l'en-avant (dirait Victor Segalen), et Laurent Gaudé, avec une finesse et un don de conteur magnifique, est un guide essentiel sur les pas de l'homme.

Loïc Di Stefano

Eldorado, Laurent Gaudé, Actes sud, août 2006, 238 pages, 18,70 €

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