Lunar Park: la paranoïa critique de Bret Easton Ellis

Le roman Lunar Park sorti en 2005 se présente comme une relecture possible de la vie de l’auteur, mâtinée d’un zeste d’autofiction qui transmute le matériau biographique en un fantasme où s’entrecroisent l’univers réel et l’univers fictif. De ce choc des réalités naît le roman le plus émouvant de l’auteur, mais aussi — qui l’eût pensé après le fulgurant American Psycho ? — son œuvre la plus dérangeante.

Itinéraire d’un enfant doué

Le roman s’ouvre sur les fresques rythmiques et urbaines auxquelles les meilleures pages de Glamourama ou d’American Psycho ont consacré des lignes vives et psychédéliques : villes de lumières et de décors, êtres en deux dimensions, consommation effrénée de l’objet et du sujet, langage fait de mode et de slogans. Le personnage qui dit « je », c’est l’auteur, du moins sa vision fictionnalisée : sa vie de rêve, au sens le plus commercial, le plus mercantile du terme est passée en revue dans ce flamboiement syntaxique qui a fait la gloire d’Ellis, ce déluge de mots et de marques, cette litanie qui émane de quelque atavisme télévisuel, de quelque puits à formules sublimées depuis les tréfonds de la pensée alimentaire. Comme souvent, le narrateur blasé nous entraîne dans la lassitude qui gagne celui qui obtient tout le confort moderne, fût-il incarné par l’ameublement, la drogue ou la sexualité stakhanoviste que procure l’abondance de créatures de rêve. Univers pornographique, prenons ce mot dans son acception étymologique, image de la prostitution, activité étendue au domaine journalistique, cinématographique, littéraire dans l’univers d’Ellis. L’ironie, l’amèreté côtoient pour la première fois l’expression de l’angoisse qui semble a posteriori gagner le narrateur. Ces atermoiements que l’on soupçonne entre les lignes commencent insidieusement à imprimer leur marque dans le roman, qui sera celui de l’innommable, de l’indicible prise de conscience du néant qui se tapit dans les recoins de la superficialité. Dans Moins que zéro, ou dans Les lois de l’attraction, l’humour exceptionnel inhérent au style d’Ellis naissait de l’absence de sens, de la confrontation du regard atterré du lecteur au vide absolu que l’on trouvait dans les enveloppes creuses des personnages, tous hommes de paille, hommes creux, justement, comme nous narrait T.S Eliot. Dans Lunar Park, le narrateur s’implique émotionnellement ; il tente de plonger dans le flux du réel, tout en échappant à cette réalité qu’il ne connaîtra pas, et qu’il remplacera par une sécurité familiale quelque peu factice à ses débuts.

Les parents terribles

L’intrigue de Lunar Park bascule dès lors que le narrateur s’installe dans une routine familiale, en compagnie d’une starlette et d’un fils qui est reconnu au terme de nombreux épisodes judiciaires. Le vrai sujet démarre alors : la paternité, les relations filiales. Un transfert étonnant se produit lorsqu’on apprend que le personnage devenu, plus que culte, mythique, de Patrick Bateman, le yuppie psychopathe, appartient au paradigme du roman. En cela, rien d’étonnant chez Ellis : tel un Faulkner issu de la jungle urbaine plutôt que du sud moite et pesant, l’auteur a pris l’habitude de tisser un réseau digne des relations familiales du comté de Yoknapatawpha de son illustre compatriote ; dans Les lois de l’attraction, le frère du tueur au sourire impeccable (ne devrait-on pas plutôt écrire implacable ?), Sean, est mis en scène dans le vide de la représentation familiale, ce terme étant à prendre au sens le plus théâtral, celui du décor, d’une bi-dimensionnalité qui réduit les rapports familiaux à la liste des ordonnances de tranquillisants des parents ou à celle de leurs amants. On rencontre à nouveau Patrick dans Glamourama, où il surgit le temps d’une phrase ou deux, à l’instar de ces caméos cinématographiques tant prisés des fans (et Patrick Bateman en a beaucoup !). Dans Zombies, on retrouve des noms issus du premier roman d’Ellis, Moins que zéro, premier roman auquel il vient de donner une suite, avec Suite(s) Impériale(s). Alors qu’en est-il dans Lunar Park ? On ne lira pas simplement un énième clin d’œil, ou un rattachement artificiel, mais bien un transfert, une auto-analyse qui revient sur la figure du père. Le personnage du tueur serait d’inspiration patriarcale, s’il faut en croire le « je » du roman. Et Patrick-le père devient un fantôme, errant au sein d’une intrigue qui se complique avec l’apparition d’un série d’enlèvements d’enfants : symbolique incarnation de ce sentiment mélancolique qui étreint ceux dont l’enfance leur paraît volée. Pour la première fois, un narrateur d’Ellis, probablement constitué pour une bonne part de la psyché de l’auteur, éprouve quelque chose : il se morfond, il est pris de doutes, il remet en question sa vision de l’univers, dans un style qui s’assagit peu à peu, comme une décélération, après le vertige non seulement des premiers chapitres, mais aussi , dirait-on, des précédents romans de l’auteur.

Film d’erreur

Le personnage sombre en même temps que le style s’élève vers un ton que l’on osera qualifier d’élégiaque pour du Ellis : le voilà devenu fébrile, craintif, apeuré, en raison de phénomènes de possession. Le monstre ? C’est celui de l’enfance, c’est celui du placard : il s’incarne dans une peluche au nom ridicule, et qui se voit affublée de qualificatifs que ne renierait point un monstre lovecraftien ! Là encore — ô signe de l’inconscient ! — le narrateur nage dans les eaux noires de la culpabilité ; il matérialise enfin un élément solide dans l’océan d’éphémère et de vanité que fut son existence. Véritable parodie de film d’horreur, avec toujours cet humour subtil qui naît du détachement, les scènes de combat avec la peluche figurent dans les moments d’anthologie d’Ellis. De L’Exorciste à Halloween en passant par Shining (une histoire de fantômes et d’écrivain fou, du moins dans l’adaptation de Kubrick, après tout !), Ellis nous dépeint ab absurdum la quête de soi, plutôt, la reconquête d’une identité perdue, qui n’a jamais vraiment vu le jour. Par la destruction des démons de l’enfance, par l’écriture du traumatisme, l’auteur répare les erreurs de sa vie. Pour la première fois, peut-être l’unique, une clarté d’aurore baigne les dernières pages du roman. Transcendant le style qui est la signature de l’auteur, la prose devient quasi-poétique.

Cette diversité de ton, cette introspection, qui donnent une véritable chair au narrateur et qui évacue enfin la superficialité du réel tel que l’envisageait tous les personnages ou avatars de l’auteur jusqu’alors, ne constituent pas les moindres qualités de Lunar Park. Bret Easton Ellis s’est propulsé sur la scène littéraire et glamour avec Moins que zéro, il se hisse avec Lunar Park au rang si difficilement atteignable de la maturité intellectuelle et artistique.


Romain Estorc
 

Bret Easton Ellis, Lunar Park, 10/18, septembre 2010, 7,90 euros.

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