Les années de cendres: la mémoire fragmentée

Les années de cendres ouvre sur les secrets enfouis du temps passé, de la rudesse et de la simplicité d’une terre que magnifient ces pages de garrigue et de soleil, de traditions et de patois. Cette terre, restée fidèle à la mémoire du temps, c’est le pays cévenol. Le narrateur, en quête de la scène primitive, de l’instant qui lui donna la vie et lui ravit sa mère, promène l’objectif de son appareil photo pour saisir la fugace évanescence d’instants envolés.

Hors du temps

Le pays des Cévennes, que délimitent plus les usages et les habitudes que la véracité géographique, entité peut-être plus psychologique que territoriale, à cheval sur la garrigue pré-provencale et l’austérité lozérienne, commençant pour certains au pied des montagnes, à Alès, qui se proclama il y a quelques années capitale des Cévennes, ce pays c’est aussi le Désert, celui d’Agrippa d’Aubigné, celui des huguenots pourchassés et terrés dans les petites demeures de Mialet, Saint-Jean du Gard, ou Anduze. L’auteur du roman nous transporte depuis une vente aux enchères nîmoise jusqu’à proximité du château de Portes, dans des bourgades qui tiennent plus du village, voire du hameau. La prose d’André Gardies devient alors poétique, subtile, fragrante comme l’odeur des ajoncs, sonore comme ce vent qui agite l’immensité verte des monts cévenols. En un hommage discret, émouvant par ses demi-teintes, évoquant cette douce mélancolie qui illumine souvent les tableaux du peintre cévenol Pierre Chapon, l’auteur de cette recherche du temps perdu laisse affleurer aux confins de la vision les contrastes si criants de cet arrière-pays : paysans d’hier et d’aujourd’hui, cueillette des champignons, avec ses mystérieuses astuces hermétiques pour les étrangers, collecte des châtaignes, élément de base de la cuisine cévenole, images de la pauvreté et de la ressource, celle de ceux qui font beaucoup avec peu, évocation de la clède où l’on sèche ces châtaignes, de ces mots apparentés à l’occitan mais avec une spécificité très localisée. L’ancien et le moderne ne se marient pas ; la lente érosion du socle démographique, l’exode obligé de ceux qui veulent ailleurs trouver du nouveau, tout cela donne l’image d’un monde assoupi, tranquille, paisible, inquiet parfois, mais en dépit des aléas et des hasards, toujours souriant. Tel est le portrait de cette terre silencieuse, ou plutôt qui ne parle que lorsqu’on sait l’écouter, que dresse l’auteur, privilégiant, tel le photographe narrateur, des instantanés de nature, des natures mortes qui en vérité exaltent une vie intérieure d’une richesse insoupçonnée.

Dans l’histoire

Mais l’auteur garde à l’esprit les événements de la seconde guerre mondiale : le premier chapitre relate le fameux épisode du puits de Célas, sinistre mise à mort de résistants qui ne cédèrent point, alors qu’ils étaient enfermés au fort Vauban d’Alès, à la torture de l’occupant. L’auteur de ces lignes se permet d’intervenir pour évoquer ces résistants, sans lesquels, peut-être, il n’eût point vu le jour : son grand-père faisait partie de ceux qui assistaient les martyrs de Célas. Ils ne livrèrent jamais son nom.

Le narrateur, acquéreur de l’école où sa mère, disparue le jour de sa naissance, le 8 mai 1945, enseigna durant la guerre, essaie tout au long du roman de reconstituer l’image de cette mère occultée par la gloire du père, héros de la résistance, mort lui aussi prématurément. Entre deux discussions avec la mémoire du village de Brindoux, Marius Roche, le narrateur lit les carnets intimes de sa mère. L’ancrage dans la réalité de la guerre se fait sentir constamment. Marché noir, délations, peur de la rafle, coups de feu dans la montagne la nuit, attente angoissée, visite fugitive du père pour une brève nuit, SS, Gestapo : un témoignage à petite échelle de la France de 1944, qui tente de demeurer dans la normalité en dépit de la cruauté de l’époque. L’auteur parvient à épouser deux styles : celui du « je » du fils, empreint à la fois de prosaïsme et de mélancolie, et le « je » de sa mère, jeune épouse aux élans passionnés, douée pour l’écriture, admiratrice de la nature, dessinatrice, don qu’elle transmit en quelque sorte à son fils, photographe amateur de talent. Dans ces deux registres, on retrouve l’esprit de Rousseau, ou de Thoreau ; on se croit dans une fresque de Terrence Malick, Les Moissons du Ciel ou La Ligne Rouge ; la nature pure et aveugle aux tourments des hommes, qui sait se montrer protectrice envers ceux qui la traitent bien, et qui leur rappelle constamment la nécessité d’une symbiose bienveillante, par-delà le bruit du monde et la fureur des batailles.

La petite histoire et ses secrets

Tel Giono dans ses portraits cruels et drôles des habitants de la Drôme, André Gardies croque quelques savoureux histrions. De l’épicière qui faisait du marché noir à Marius Roche, l’ami du narrateur, on prend plaisir à voir évoluer et progressivement s’évanouir dans la poussière de l’exode, une micro-société aux accents du terroir, fière mais discrète, introvertie mais généreuse.

Le roman est fait de blessures secrètes, d’amours déçues et d’affections manquées. Du caractère bourru et dur de la grand-mère du narrateur, la Mamé, comme on dit, découle maintes interprétations. Le mystère de l’origine s’accentue, jusqu’à la découverte de carnets encore plus intimes. Ne gâchons pas au lecteur la progression narrative, faite de fragments, de manuscrits oubliés, de pages jaunies. Par une correspondance subtile, les photos du narrateur répondent aux images un peu délavées, aux daguerréotypes que convoquent les lignes tracées avec soin par la mère. Tout est ombre et chuchotement : depuis le jeu de piste du fils sur les traces des lieux dont parle sa mère, jusqu’aux émotions presque imperceptibles de l’ami Marius Roche. Il faudra attendre les dernières pages de ce roman-pèlerinage pour se faire une idée. L’auteur se garde de fournir une explication trop simple. Il préfère laisser les protagonistes gravir la pente qui mène à la tombe de la mère. Et de leur silence, de leur mutuelle compréhension, naît la conscience qui relie tous les détails du texte. Vaste anamnèse qu’entreprend le narrateur et qui se communique au lecteur, progressivement gagné par le crescendo de la nostalgie. Au sein de ces belles Cévennes, vierges et sauvages, chaleureuses et inchangées, on songe au Claudel de Jeanne d’Arc au bûcher : « Les pages de nuit, de sang, d’outre mer et de pourpre se sont effeuillées sous mes doigts et il ne reste plus sur le parchemin virginal qu’une initiale dorée ».

Les Années de cendres ravivent les braises de l’histoire pour nous laisser le goût amer et diffus de la mélancolie des temps enfuis.


Romain Estorc

André Gardies, Les années de cendres, Editions Mogador, "Terre d'ici", avril 2010, 6,90 euros.

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