"Les Assoiffées" de Bernard Quiriny - une uchronie politique burlesque et grinçante où on peut reconnaître du monde.

Bernard Quiriny

Dans un article du Figaro daté du 19 août 2010, un nommé Jean-Luc Nothias nous informe du succès de notre école mathématique nationale dans la mesure où deux Français viennent de recevoir la médaille Fields. Sans grand rapport avec ce qu’il vient d’exposer, il conclut par ces deux phrases dont l’articulation logique est loin d’être évidente : «   La France reste bien une terre de mathématiques. Mais à quand une femme médaillée ? »

Le « mais » indique ici visiblement une réserve, mais on peine à comprendre ce qui la motive. La France serait-elle un pays si incurablement sexiste qu’elle empêchât les femmes de pratiquer les mathématiques ou, pire, de publier des résultats leur permettant de prétendre à cette prestigieuse médaille ? En relisant, on s’aperçoit qu’il n’est pas tant question de la France, sans doute, que du jury du prix : si aucune femme ne fut jamais récompensée, c’est nécessairement, lit-on entre les lignes, qu’il s’agit d’une institution sexiste.

En d’autres termes, le vrai progrès n’est pas celui de la connaissance, mais celui de l’égalité des sexes. Peu importe que des théorèmes fussent démontrés, que des conjectures fussent vérifiées, ce qui compte, c’est que des femmes soient récompensées. À quand un prix de mathématiques spécialement réservé aux femmes ? À quand l’obligation du jury de la médaille Fields de récompenser un nombre paritaire d’hommes et de femmes — il faudrait commencer par primer un grand nombre de femmes pour mettre les compteurs à égalité, comme on dit ?

C’est avec ce type de remarques que nous est régulièrement rappelé que nous vivons dans le monde d’après l’histoire, celui d’après le principe de non-contradiction, celui de la grande indifférenciation obligatoire et du délirant combat pour une égalité de compensation (c'est-à-dire pour une inégalité corrigeant celles que l’histoire a abritées).

Ce monde, nous y sommes déjà mais nous nous en rendons trop peu compte. Il faut le talent d’écrivains comme Bernard Quiriny pour nous mettre le nez dedans avec une froide efficacité. Son dernier livre — et premier roman — s’intitule Les assoiffées. En voici le cadre problématique, tel que le formule sobrement le préambule : 

« En 1970, une révolution renverse le pouvoir aux Pays-Bas. L’année suivante, elle s’étend à la Belgique puis au Luxembourg. L’ancien Benelux est aujourd’hui, au cœur de l’Europe, le pays le plus fermé du monde. »

Disons tout de suite la nature de cette révolution : elle est féministe — le féminin du titre n’est donc ni fortuit ni innocent.

L’uchronie qu’imagine Bernard Quiriny met donc en scène une Belgique (nom donné au Benelux tout entier) féministe et révolutionnaire qui emprunte une bonne partie de ses motifs à la Chine de Mao — Grande Marche, culte de la personnalité, délires collectifs, « bande des 4 », brigadières. Le culte de la personnalité de la « Bergère », sorte de Timonière ou de Guide suprême, paraît inspiré, par son caractère héréditaire, du système nord-coréen. Il s’y agit de libérer les femmes de la « domination masculine » (Bourdieu), de supprimer les hommes et de faire advenir le paradis féministe sur terre. 

Son tableau de la Belgique emprunte aussi à la France maoïste des années 1970, qui était souvent aussi féministe. On découvre ainsi que dans ce pays massivement converti au féminisme et au néerlandais, les noms de genre, se féminisant la plupart du temps et se masculinisant lorsque le nom désigne une chose désagréable. Cela n’est pas sans rappeler les délires des « écrivaines » des « Editions des femmes » proposant une réforme féministe du signifiant, tout ce qui est « père » devant devenir « mère » : il faudrait donc parler de « mersonne » et plus de « personne », de « main » plutôt que de « pain », etc.

Afin de nous plonger au cœur de « l’Empire des femmes », Bernard Quiriny propose deux points de vue complémentaires. Le roman alterne donc entre le point de vue d’un groupe d’intellectuels français, plutôt germanopratin, guidé par un certain Pierre-Jean Gould, et celui d’Astrid, une infirmière belge tenant un journal intime à qui il est donné de découvrir plusieurs facettes de la nouvelle Belgique.

Les nouvelles publiées dans les deux premiers recueils de Quiriny nous avaient familiarisés avec un personnage changeant (de profession, de destin) portant toujours le même nom : Pierre Gould. L’ajout d’un élément au prénom viendrait-il singer un ajout similaire d’un intellectuel en vue ? Pierre-Jean Gould rappelle de fait notre philosophe milliardaire national, qui ne cesse de parcourir le monde pour en rapporter d’inédites révélations publiées dans de grandiloquents reportages. 

Leur voyage de cette troupe d’intellectuels dans l’Empire du milieu de l’Europe ne laisse cependant pas de rappeler celui que firent en 1974 Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Roland Barthes et François Wahl où ils ne comprirent pas grand-chose mais dont ils revinrent enthousiastes. Kristeva déclare au retour que « Mao a libéré les femmes » et « résolu la question éternelle des sexes » : ils n’ont pas vu la face sombre de la révolution.

Mais le modèle absolu de l’aveuglement semi-volontaire des intellectuels, baladés par des régimes plus que douteux à seule fin d’obtenir d’eux une avantageuse publicité, reste Maria-Antonietta Macciocchi, heureusement plutôt oubliée de nos jours. Au retour d’un voyage en Chine, en 1971, cette communiste convaincue publia un épais volume sobrement intitulé De la Chine, qui en dressait un portrait idyllique, décrivant le « paradis socialiste » que Mao et les siens étaient parvenus à installer sur notre planète. Elle enfonça le clou une dizaine d’années plus tard dans son autobiographie intitulée Deux mille ans de bonheur, où elle revient sur son voyage chinois.

Il fallut à l’époque le courage et la lucidité du sinologue belge (justement) Pierre Ryckmans, sur le plateau d’Apostrophe en 1983, qui venait de signer, sous le pseudonyme Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao, pour que la contradiction lui soit enfin publiquement  et magistralement apportée et que les crimes et les  horreurs de la Chine soient simplement dits à l’antenne en réponse à la propagande de la passionaria aveuglée — il expliqua qu’il trouvait son livre « d’une stupidité totale… ou alors une escroquerie. »

Il n’est nullement besoin de savoir tout cela pour goûter le roman de Bernard Quiriny qui se suffit très bien à lui-même. Mais connaître les engagements passés d’une partie de ceux qui nous expliquent aujourd’hui quoi penser, quoi voir et quoi croire, qui furent de ceux qui chantèrent les beautés et la grandeur de cette Chine criminelle et volontiers anthropophage durant la longue « Révolution Culturelle » dont tant et tant des Mao de l’époque rougissait de ne pouvoir louer en des termes plus fleuris et louangeurs, cela donne une saveur et une profondeur supplémentaires à cet admirable roman.

Ainsi, de même que la Chine fut un système qui asservissait une partie de la population considérée comme ennemis du peuple, les mâles sont asservis, internés ou larbinisés quand ils ne sont pas castrés. L’égalité du slogan a tôt fait de se transformer en humiliation de l’ancien dominateur, et à son extermination programmée. Le mâle est en effet coupable collectivement : Bernard Quiriny, qui est juriste, a très bien relevé ce trait glaçant des régimes vertueux et révolutionnaires. Ils pratiquent toujours une forme de culpabilité collective : il faut donc des « victimes expiatoires ». Expiatoires, elles le sont certes, mais « victimes » nullement aux yeux des bourreaux dont le sang des sacrifiés ne parvient jamais à étancher la soif.

La troupe qui se rend dans ce pays dont personne n’est plus sorti ni entré depuis des années se compose de Pierre-Jean Gould, de trois écrivains et de deux écrivaines. Comme on peut s’y attendre, on leur donne à voir une Belgique Potemkine et on s’efforce de leur masquer tout ce qui pourrait ébranler la foi des deux écrivaines, ferventes féministes — plus féministes d’ailleurs qu’« écrivaines ». 

De la même manière que le guide qui entraîne la petite troupe voit sans cesse retardée l’entrée dans Bruxelles, Bernard Quiriny possède un art consommé de ménager ses effets, de suspendre ses révélations. Nous autres lecteurs sommes soumis au même régime que la petite troupe. Nous sommes en même temps rapidement soumis au même régime qu’Astrid, l’infirmière dont une indiscrétion nous permet de lire le journal intime. En effet, dès lors qu’elle commence son ascension dans les arcanes du régime, elle s’y trouve novice et s’étonne de tout. 

Le double dispositif se révèle parfaitement efficace grâce à la grande maîtrise du romancier. Le contraste entre le regard extérieur, et les doutes qu’il suscite chez les observateurs, par moments, et celui du regard depuis l’intimité du régime où les doutes sont sans cesse combattus par un conditionnement déjà ancien et continu, est frappant. Entre les touristes et celle qui cherchent à survivre, on s’aperçoit que c’est l’infirmière qui écrit les choses les plus lucides et les plus courageuses. 
    
Nous ne dévoilerons ni la fin terrifiante du roman, ni ses nombreuses surprises qu’il réserve, dans les deux récits, celui du groupe en goguette et celui de l’infirmière qui se confie aux pages de son journal. Elles sont nombreuses et consistent souvent en notations très fines et ironiques sur ce qu’un régime totalitaire est capable de produire comme délire, comme perversion mentale et comme bêtise collective, notations dont beaucoup rappellent furieusement certaines déclarations que nous met sous les yeux la presse quotidienne ou hebdomadaire… 
    
Bernard Quiriny ne nous prive évidemment pas du retour et de la question du récit que purent faire les membres de la troupe touristique. Là encore, il est possible que les réserves de Roland Barthes, au retour du « voyage historique » en Chine, ait inspiré quelques traits du roman à son auteur.

En lisant le roman, me sont revenus en mémoires deux souvenirs concurrents. L’un, celui d’Allen Ginsberg lisant ses poèmes devant la librairie parisienne Shakespeare & Cie : il lut l’un d’eux qui racontait qu’il avait été élu « roi de mai » à Prague dans les années 1960. Il commenta le poème en se gargarisant de cet honneur. Des années plus tard, je lus l’excellent livre d’un traducteur tchèque Jan Zábrana, consistant en passages de son journal et intitulé en français Toute une vie

Traducteur de Ginsberg en tchèque, il l’avait guidé lors de son séjour à Prague. Il raconte qu’au moment de prendre l’avion (il se faisait expulser), Ginsberg se tourna vers les deux agents de sécurité qui le suivaient partout, leur remit de l’argent qu’il devait à Zábrana et leur demanda de le remettre. Commentaire de Zábrana : « Lui expliquer que tout Tchèque préfèrerait mille fois faire son deuil de l’argent plutôt que d’être mêlé à "l’affaire Ginsberg", n’aurait sans doute servi à rien. Quelques années plus tard, j’ai d’ailleurs eu l’occasion de lire le journal de son séjour praguois et j’ai pu constater à quel point tout ce qu’on avait pu lui dire était avait été incompris et dénaturé… » (Toute une vie)

Bernard Quiriny

Le roman de Bernard Quiriny s’intéresse moins au pays imaginaire – qui propose cependant une admirable synthèse de tous les délires mao, staliniens, féministes et révolutionnaires des dernières décennies — qui ressemble à tant de pays qui furent ou qui demeurent réels qu’à la manière dont il est possible de le traverser sans le voir, de le voir sans le comprendre et de le décrire en mentant pour conserver intacte son idéologie et son confort intellectuel, que tout le système d’aveuglement mis en place pour la population local, pour une partie des dirigeants et, bien sûr, pour les éventuels visiteurs. Sartre refusait qu’on dénonce le goulag pour ne pas décourager Billancourt : telle est l’image d’Epinal de l’intellectuel. Il est plus soucieux de son image, de son confort moral et idéologique, de sa carrière bien souvent, que de la réalité, de sa complexité, de ses aspérités et de sa dimension sale et pourtant bien là. 

L’inspiration principale de Bernard Quiriny paraît double : notre époque délirante si bien décrite par Philippe Muray d’une part et tous les romans décrivant des systèmes totalitaires, de Nous autres de Zamiatine jusqu’à1984 d’Orwell. S’appuyer sur la littérature pour donner à comprendre notre époque, pour nous permettre d’en apercevoir les travers, les tendances criminelles et terribles, les penchants délirants, voilà ce que Philippe Muray exigeait d’un romancier. Voilà ce que Bernard Quiriny nous offre à lire, ce dont nous lui sommes sincèrement reconnaissants.

Pour conclure, je crois que le féminisme risque de retarder la première médaille Fields accordée à une femme, car si l’on en croit l’arithmétique féministe-belge, telle que la rapporte la « Bergère » : « la domination des femmes allait dans le sens de l’histoire, et […] notre victoire était une évidence mathématique. »  Il est des évidences qui ne sont décidément que pour les intellectuels et des mathématiques qui ne semblent faites que pour les féministes dogmatiques révolutionnaires, et autres idéologues plus ou moins éborgnés. 
 
Pas tout à fait oubliée cependant, puisque sa lucidité et son honnêteté politiques conduisent encore des universitaires à se pencher sur son œuvre inoubliable. En témoigne un colloque organisé l’année passée, par l’université Paris VIII où elle enseigna. Le programme promettait : « Cette journée s'efforcera donc de mettre au jour, à travers l'itinéraire de cette forte personnalité, les caractéristiques historiques de cette époque et interrogera leurs éventuelles résonances dans le monde contemporain. » Les résonnances sont malheureusement nombreuses, nous n’en doutons pas.

Cyril de Pins

Bernard Quiriny, Les Assoiffées, Le Seuil, août 2010, 396 pages, 21 euros

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Bernard Quiriny fut entre 2004 et 2008 le minable Raoul Marx, son pseudonyme sur le forum (aujourd’hui fermé pour cause de trollings tous azimuts) de Chronic’art, « l’excellent Chronic’art » où d’un côté il officiait enveloppé de sa superbe de critique littéraire prétendument objectif et magnamime, et où de l’autre, en tant que Raoul Marx, il s’occupait personnellement, anonymement, consciencieusement, obsessionnellement, de taper sur tous les ennemis du sarkozysme : les repentants, les voyous, les grévistes, les fonctionnaires, les syndicalistes, les marxistes, etc. L’imitateur médiocre de Borges cache donc, qu’on le sache, une crapule schizophrène, profondément et ridiculement conformiste, haineuse et suiviste. Le journal papier Chronic’art, qui publia un temps une chronique de ce Raoul Marx en le présentant faussement comme un simple « lecteur » alors qu’il en était un rédacteur, vantait sa « mauvaise foi ». C’est dire que Quiriny se soucie de la vérité comme d’une guigne. Du reste, son principal souci de petit blanc peureux et sournois, lecteur compulsif d’Ivan Rioufol (dont il copiait en long et en large les chroniques sur le forum), était « l’ethnomasochisme » qui selon ces tristes sires minerait la civilisation blanche chrétienne… Le plus drôle dans cette histoire est que c’est la grenouille de bénitier Juan Asensio (que Raoul Marx défendait contre vents d’hilarité et marées consanguines sur le même forum toujours) qui a perfidement dévoilé son identité dans une de ses notes mal fichues (cliquer plus bas). Bonne journée, Raoul.