"Cochinchine", Léon Werth en guerre contre le colonialisme béat

Sur les traces d'Albert Londres…

À ceux qui douteraient encore du rôle positif de la colonisation française, on ne peut que conseiller la lecture de Cochinchine de Léon Werth. Le romancier s'est rendu en indochine en 1925 à l'invitation de Paul Mounin, avocat au barreau de Saïgon, le même qui entraîna André Malraux dans l’action politique sur les terres asiatiques. Werth aura pour guide Nguyen An-Ninh, opposant très pacifique, aux « abus » de la présence française dans son pays.

Les premières pages du livre donnent d’emblée le ton à l’ensemble. Elles nous jettent sans préambule dans l’ambiance qui préside aux rapports entre colonisés et colonisateurs. Le paquebot au bord duquel se trouve Werth et qui approche de sa destination croise une barque à la dérive où se trouvent deux hommes et un enfant indigènes. Les matelots du paquebot viennent en aide aux naufragés. Les réactions de ses compagnons de voyage lui donnent un avant-goût de ce qu’il devait découvrir durant son séjour. « - On a perdu une heure... dit quelqu’un tout près de moi. […] J’errai sur le pont. Et cette phrase, je l’entendis deux fois... trois fois... quatre fois. Elle n’étonnait personne. Elle circulait sur le paquebot comme la seule vérité de cette heure. ».

Léon Werth nous fait découvrir le triste quotidien de la présence française en Indochine. Humiliations, vexations, coups sont monnaie courante. « Les actes de brutalité sont entrés dans la coutume » nous dit Léon Werth. « [...] Un soldat à motocyclette veut passer entre une auto et un pousse. La place n’est pas suffisante. Le soldat doit descendre de sa moto. Il frappe le coolie. » On pourrait multiplier les exemples comme celui-ci.

La colonisation est en fait avant tout synonyme de promotion du médiocre. Le petit-bourgeois peut y régner partout en maître. Le médiocre qui arrive en terre conquise acquiert une promotion sociale fulgurante. «  Tous du gouverneur  au gendarme, ayant connu en Europe la contrainte sociale ou la discipline sont devenus en asie des potentats. Voici, privés de contrainte extérieure, des hommes qui n’en connaissent pas d’autre. Ils sont aussi victimes d’un formidable décalage social. Ils subissent l’ivresse du nouveau riche à un degré qui n’est point imaginable en Europe. »

Voilà la caractéristique principale de la présence française outre-mer. Caractéristique que l’on retrouve aujourd’hui encore en Afrique, par exemple, — je le sais de première main — où viennent s’échouer les ratés, qui trouvent là-bas une terre où on les accueille comme des demi-dieux qui « savent » tout simplement parce que leur peau est blanche. L’accession au pouvoir d’êtres sans envergure à l’esprit étriqué, hantés par le ressentiment et qui peuvent s’en libérer violemment en toute impunité sur ceux qu’ils dominent, qu’ils ne considèrent pas comme des êtres à part entière est l’une des caractéristiques du fascisme. Le colonialisme fut une forme de fascisme. Le XXe siècle fut avant tout fasciste et nous sommes loin d’en être sortis même si aujourd’hui il prend des formes moins extrêmes mais plus insidieuses.

« Peut-être n’eussé-e point parlé du gendarme Pascal, brute modeste, si je ne connaissais de lui un trait qui le dépasse, un trait particulièrement comique et d’une certaine généralité coloniale. (...) Le gendarme Pascal voulut interdire un cortège traditionnel. Par fantaisie et parce que cela troublait son repos, qui est l’ordre public. Et comme des notables indigènes protestaient, le gendarme Pascal les chassa en leur criant : « Foutez-moi le camp, bande de barbares... ». Voilà un trait qui, mieux que leur brutalité, révèle le gendarme Pascal et toute une classe d’Européens coloniaux. Le gendarme pascal était de bonne foi. Il croit représenter la civilisation. On le lui a dit. Pourqui ne l’aurait-il pas cru ? Et comment le gendarme Pascal suarait-il que – hors les applications mécaniques – la civilisation d’Europe est tout ésotérique, qu’elle s’exprime en des signes inconnus de la foule et souvent incompris de ceux qui les répètent ? Et comment saurait-il qu’un coolie peut-être plus civilisé que le gouverneur que la France extrait de son parlement ? ». J’ai tenu à citer intégralement ce long extrait car il résume avec intelligence le rapport entre colonisé – qui détient le pouvoir et à qui on fait savoir qu’il est légitime – et le colonisé qui doit subir.

Tous les occidentaux ne se comportent pas en brutes épaisses. Mais, ils sont rares à s’indigner du comportement abject de leurs semblables envers les autochtones.

Mais, Léon Werth nous dit aussi son admiration pour ce pays et les autochtones qui le peuplent. Pour reprendre un cliché, il a été littéralement envoûté par le charme de l’Orient. Il y a trouvé une raffinement, une pudeur, une cordialité qui ne font que souligner plus encore la vulgarité de l’Européen. Parce qu’il s’est montré curieux à leur égard, les autochtons lui ont ouvert leurs portes. Mais, il reste lucide et n’idéalise pas les uns pour rendre plus monstrueux les autres. Il est par exemple conscient des ravages produits par l’opium, produit local, même s’il déplore ceux causés par l’alcool apporté par l’occidental.

Même si aujourd’hui, il ne reste plus guère que quelques députés imbéciles pour penser que le passé colonial de la France fut une entreprise louable, on est toujours étonné de lire des témoignages tels que celui de Werth. On se rend compte que l’inconscient collectif tricolore est encore aujourd’hui à mille lieux de se douter de ce qui se passait vraiment là-bas. L’image que l’on a de notre pays quand on quitte l’école est encore une image d’Epinal. On ne peut que, 80 ans après, tirer notre chapeau au courage de Werth qui à son époque devait prêcher dans le désert. Louons surtout sa clairvoyance, son esprit visionnaire en concluant sur ses mots : «  Il est à croire, en vérité, que la sottise de l’Europe colonisante est désormais résignée aux solutions qui l’expulseront. Elle attend que les problèmes indochinois soeint résolus par le temps, les chinois ou les russes. »

Philippe Menestret


Léon Werth, Cochinchine, Viviane Hamy, « Bis », 256 pages, 9 € 

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