Qui a perdu le "Manuscrit trouvé à Saragosse" ?

Voici un objet littéraire curieux à plus d’un titre pour les trente ans de "L’Imaginaire"… Sur les dix volumes hors-série, le premier d’entre eux qui aurait pu être une réussite, laisse perplexe l’amateur de Potocki et de la littérature.

Que les éditions Gallimard aient voulu intégrer dans les dix volumes spéciaux consacrés aux trente ans de leur collection « L’Imaginaire », un titre aussi représentatif que le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki peut en soi se comprendre, peu de titres peuvent se targuer de cette étiquette d’« imaginaire » à ce point… mais c’est le choix du texte et les conditions de son édition qui restent discutables.

La fameuse édition de Roger Caillois en 1958, donna lieu à deux autres versions : une édition partielle illustrée par Léonor Fini (1961) et celle qui diffusa grandement le texte de Potocki, l’édition poche en Folio sous le titre La Duchesse d’Avila (1972). J’avoue que c’est cette édition qui me fit connaître le texte pour la première fois – comme beaucoup d’autres, aussi lorsque j’ai vu ce texte réédité en « L’Imaginaire », je reconnais y avoir trouvé un plaisir plus sentimental qu’autre chose… car le temps a passé depuis cette édition. D’autre part, cette édition exceptionnelle se voyait créditée d’un plus : le DVD de l’adaptation de Wojciek J. Has, film particulièrement rare d’un cinéaste extrêmement intéressant, et surtout dans cette version intégrale de presque trois heures, qui n’a été reconstituée que depuis 2004.

Mais… il y a un mais. Le DVD comprend une partie CDRom que je pensais devoir être explicite, il ne s’y trouve qu’une filmographie de Has et quelques documents sur le film mais rien de plus. Et c’est bien là le problème. Si la version de Caillois a permis de faire découvrir au public Potocki, dont les œuvres ont fait depuis l’objet d’un travail d’édition très important, on ne comprend pas qu’à aucun moment on n’apporte plus d’indications que n’en donnait Caillois lui-même… Pire, les œuvres signalées comme du même auteur nous font apparaître un Dédale édité chez Maisonneuve et Larose ! alors que « Dédale » est, chez cet éditeur le titre de la collection qui accueillit une édition du Voyage au Maroc de Potocki… et qu’on peut encore ajouter que nous n’y trouvons pas les Écrits politiques (Champion, 1987) et Les Parades (Actes Sud, 1989) de Potocki, alors que Caillois, dans sa préface, parle de ces textes, à l’époque non édités, mais que Dominique Triaire, grand spécialiste de Potocki, avait révélé au public. Mais n’est-ce pas là un jeu un peu stupide de concurrence éditoriale. 

Expliquons donc au lecteur et laissons le juge de ces petites querelles assez dérisoires.

Le texte de Roger Caillois est devenu plus ou moins obsolète, il y a quelques années, par l’édition de l’ensemble des textes qui semblaient connus à l’époque : une thèse de 3e cycle de Wanda Rapacka qui avait tenté de reconstituer le roman de la 13e à la 66e journée, à l’aide de la version polonaise et des divers fragments édités, cette thèse avait été éditée en 1984 à Strasbourg. En 1989, René Radrizzani donnait une version qui était qualifiée de première édition intégrale chez José Corti. Le lecteur amateur de Potocki commençait à se perdre dans ce dédale de fragments et accueillait cette édition avec plaisir. Corti annonçait alors que cette édition restituait pour la première fois l’œuvre dans son intégralité et dans sa langue d’origine : le français. L’ensemble des documents était hétéroclite, mais le lecteur suivit en confiance, et cette édition se trouva un peu plus tard en Livre de Poche.

Mais les avatars de l’édition de ce texte ne s’arrêtèrent pas là. Pour 2004, on annonça une édition chez l’éditeur belge Peeters (Louvain) de l’ensemble des œuvres de Potocki, édition assurée par François Rosset et Dominique Triaire, qui vient de s’achever avec le tome 5, la correspondance. Le quatrième tome était composé de deux volumes présentant enfin après des années de recherches sur les documents vraiment originaux, la situation la plus fiable sur ce texte de Potocki : il ne s’agit pas d’une œuvre dont il faut rassembler les fragments comme un puzzle tel qu’on a essayé de le faire jusqu’à présent, mais de trois strates de compositions : une première de 1794 – qui reste encore fragmentaire ; une deuxième qui serait écrite vers 1804, contenant quarante-cinq journées, et qui semble voir été abandonnée par l’auteur ; une dernière version composée vers 1810, qui serait composée de soixante et une journées, qui serait en l’état actuel la version finale. De plus, cette édition possédait un CDRom joint qui contenait de nombreux documents reproduits. Comme il semble que cette édition risque de voir le jour en Garnier-Flammarion poche fin 2007 - début 2008, notre lecteur comprendra mieux pourquoi il était nécessaire de proposer dans le cadre de la manifestation des trente ans de « L’Imaginaire », la vieille et désormais obsolète version de Caillois, histoire d’étouffer un peu la concurrence, en lui adjoignant une perle, le film de Has.

Nous nous excusons auprès de nos lecteurs de ce déballage de petite cuisine éditoriale indigeste, qui aurait d’ailleurs certainement déplu à Gaston Gallimard et que Roger Caillois n’aurait certainement pas cautionné, de même que José Corti se serait retiré.

« Du même auteur » signale bien les Œuvres chez Peteers, mais se garde bien de signaler la valeur de la version de Caillois, de sa position vis-à-vis des autres versions et pour finir de cette édition scientifique de Dominique Triaire. Ce dernier travaille depuis plus de vingt ans sur cette œuvre de Potocki – et sur le reste aussi – et il avoue que la version de 1804 est celle qui le séduit le plus par sa liberté d’écriture, qu’il lui manque les dix-sept premières journées de la version initiale, mais qu’il ne désespère pas de les trouver. J’avoue avoir un penchant pour un chercheur qui avoue ne pas avoir encore fini son travail après plus de vingt ans de sa vie offerts à la découverte et la connaissance d’un homme et d’une œuvre, surtout face à l’arrogance de la version dite définitive chez Corti, et cette nouvelle tentative malheureuse dont Potocki et Caillois sont victimes.

Pour finir, laissons au lecteur le plaisir de découvrir Potocki dans la version qu’il lui plaira, et de voir le film de Has qui – dans une perspective surréaliste et baroque –, nous en offre une splendide adaptation, avec pour Penderecki sa première musique de film, extraordinaire partition qui laissera des traces dans votre oreille, comme l’image laissera des souvenirs au fond de vos rétines.

Il découvrira un roman à la construction audacieuse qui séduisit beaucoup et dérouta ou sembla faire peur aux éditeurs – son auteur en premier d’ailleurs –, et il suivra les aventures d’Alphonse van Worden et des deux princesses Emina et Sibelda, qui s’aiment et qui désirent être aimées de ce même homme, il y trouvera le cadre d’une Espagne imaginaire dense et féconde. Il y découvrira qu’une aventure racontée par un personnage invite un autre personnage à livrer son propre sort, et ainsi de suite jusqu’à perdre la perspective le fil de la narration, qu’il finit toujours par retrouver. Il y découvrira plusieurs types de romans en une seule œuvre éminemment composite, qui justifierait à elle-seule la qualification de « mosaïque » que Dällenbach trouve à certaines œuvres depuis le début du XIXe siècle. Enfin, s’il aime le Don Quichotte, il y trouvera la même dérision tendre pour le modèle héroïque, et s’il aime les Mille et une Nuits, il y trouvera le même goût pour le plaisir de lire… Quelle modernité et quelle fraîcheur dans notre paysage littéraire à l’imaginaire assez étriqué. Voilà ô combien de raison de lire Potocki, dans la version que vous voulez, maintenant que vous voilà prévenu : pourquoi pas dans cette version ancienne avec le film, puis dans celle du Livre de Poche en attendant l’édition Garnier-Flammarion ?…

Une dernière anecdote qui semble fausse, mais l’idée en est belle : on dit que parce que sa femme avait du mal à s’endormir, il lui lisait les Mille et une  nuits, et qu’une fois cette lecture terminée, elle voulut entendre quelque chose d’identique… c’est ainsi que Potocki, pour complaire à sa femme écrivit ce roman, dont il lui lut chaque soir les pages écrites dans la journée… Tant de femmes d’écrivains ont si mauvaise presse qu’il est louable d’en trouver une qui força son mari à nous livrer une œuvre aussi magique.

Stéphane Le Couëdic


Jean Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, texte établi, préfacé et présenté par Roger Caillois, Gallimard, « L'Imaginaire », avril 2007 (1re éd. 1958), 346 pages, 12,50 € 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.