Steve Tesich, "Karoo" : une tragédie américaine


Nous sommes à New York, au début des années 90, tout juste après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du régime de Ceaucescu. Saul Karoo travaille pour l’industrie du cinéma, il réécrit des scénarios. Depuis quelques temps, il s’est rendu compte qu’il était atteint d’une étrange maladie : quelle que soit la quantité d’alcool qu’il absorbe, il ne parvient pas à être saoul. Désormais, il lui faut jouer l’ivresse pour que ses proches ne soient pas déstabilisés : qu’ils puissent encore voir en lui l’incurable alcoolique qu’ils ont toujours connu.

 

Déformation professionnelle ? À force de côtoyer l’univers factice d’Hollywood, Karoo passe son temps à jouer un rôle. Menteur professionnel, il joue le raté que son ex-femme voudrait voir en lui, ou le « Doc », le génie du rafistolage de films que le producteur Jay Cromwell lui affirme qu’il est, capable de transformer n’importe quel scénario médiocre en chef-d’œuvre. « Incarner l’image que Cromwell me donne à incarner est très relaxant. J’avais oublié le confort facile qu’il y a à être une image plutôt qu’un être humain. » Bref, il pose. Il pose à « l’homme sans assurance », libéré de toute couverture sociale. Il pose, devant témoins, au père aimant de son fils adoptif Billy. Il rejoue, toujours devant témoins, de spectaculaires scènes de rupture avec cette femme dont il est séparé depuis deux ans, mais avec laquelle il s’enlise dans une procédure de divorce interminable. « Nous allâmes même jusqu’à fêter les deux ans de notre séparation par consentement mutuel. De toute évidence, il était plus facile aux pays d’Europe de l’Est de renverser leurs gouvernements totalitaires qu’à moi de mettre un terme à mon mariage. »

 

Karoo ment tout le temps, mais c’est qu’il vit dans un monde où le mensonge semble être la langue commune.

 

Sa femme réinvente pour les clients des tables voisines de leur restaurant favori l’échec de leur mariage, noircissant le tableau, faisant d’un vaudeville une tragédie shakespearienne. L’infâme Cromwell ne se montre jamais à un repas d’affaire sans une jeune maîtresse ou un jeune amant qu’il veut, d’une manière ou d’une autre, abîmer, détruire en public. Même les chauffeurs de taxi racontent des bobards, s’inventent un personnage. « Étant moi-même un menteur invétéré, j’aimais bien ceux qui souffraient du même mal. Je n’avais plus aucune vérité en commun avec les autres. Les mensonges étaient mon lien ultime avec mes congénères. Dans le mensonge, au moins, les hommes étaient tous frères. » Car le mensonge rassure. On peut s’y voir meilleur ou pire que nous sommes. Pire, c’est mieux : plus on se noircit et plus la vérité nous rapprochera de la blancheur originelle…

 

C’est lorsqu’il commence à s’imaginer meilleur qu’il n’est que Karoo devient réellement monstrueux. Un jour, il découvre le moyen de prouver à son fils Billy tout l’amour qu’il n’a jamais pu lui montrer en privé (« C’était une autre de mes maladies. Je ne savais trop comment l’appeler. Fuite devant l’intimité. Fuite à tout prix devant toute forme d’intimité. Avec qui que ce fût. »). Alors, la vraie tragédie s’installe. Cromwell aura l’idée de donner au scénario inspiré de la vie de Leila Millar ce sous-titre : Une tragédie américaine. Il conviendrait parfaitement à la vie de Saul Karoo. Une tragédie américaine. Comprendre une tragédie grecque déplacée sur le continent américain, entre New York et Pittsburgh, après un passage par Los Angeles et l’Espagne. Tous les ingrédients y sont, depuis la prophétie de Dianah, dans la grande scène du « dernier repas de divorce » (« Chéri, chéri, soupire-t-elle, mon pauvre et pathétique chéri, tu ne te rends donc pas compte que tous ceux que tu approches finissent par devenir tes victimes ? ») jusqu’à la relation œdipienne, incestueuse, en passant par l’aveuglement volontaire du héros tragique et sa mort misérable…

 

Steve Tesich, qui est mort en 1996, peu de temps après avoir publié Karoo, ne s’est pas contenté de peindre une « critique acerbe » d’Hollywood (je le dis pour les journalistes littéraires qui voient des « critiques acerbes » partout). La « Mecque du Cinéma » telle qu’elle est représentée dans le roman est certes un repaire de requins dénués de morale, prêts à sacrifier n’importe quel chef-d’œuvre au nom du profit, et où le véritable artiste n’a pas sa place – mais bon, ça, c’est une affaire entendue. Karoo raconte comment un homme peut se perdre lui-même dans cet univers malsain. Non pas être broyé par l’infernale machine hollywoodienne : se consumer lui-même. Karoo est l’histoire d’une chute. Celle d’un homme qui, en voulant racheter les erreurs qu’il a commises au cours de son existence, va déclencher, avec une bonne foi désarmante, une impitoyable course à la destruction. Reniant le peu de choses auxquelles il croit encore, il transforme pour une femme un chef-d’œuvre en gentille comédie sentimentale à succès ; lui qui ne s’est jamais préoccupé que de lui-même se met en tête d’agir sur la destinée de son fils adoptif et de la mère biologique de celui-ci, qu’il a retrouvée par hasard… Exactement le genre de choix que prend le héros tragique quand il se met en tête de défier les dieux. Et à la fin, il est toujours puni pour son hybris. Saul Karoo est lancé sur un toboggan fatal, persuadé qu’au bout se trouve une happy end, et le pauvre lecteur, qui le voit faire tous les mauvais choix possibles, ne peut guère que s’agripper à son livre en murmurant : « Oh non, Doc… Fais pas ça… N’ouvre pas cette porte, Saul !… » Et ça, cette empathie affolée, ce n’est pas le moindre des talents de Steve Tesich que de nous la faire ressentir. Mais en plus, au milieu de cette tragédie, dans cet enfer de faux-semblants, on rit beaucoup. Comment supporter la catastrophe, sans humour ?

 

Raphaël Juldé

 

Steve Tesich, Karoo, Monsieur Toussaint Louverture, février 2012, 608 p.- 22,00 €


> Lire également la critique de Stéphanie Hochet.

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1 commentaire

Hello

Steve Tesich n'est pas comme vous dites  mort "en 1996, peu de temps après avoir publié Karoo" mais il est mort 2 ans avant sa publication. Ce qui change quand même beaucoup la donne.

Cordialement

Luna