Rentrée littéraire : les choix d’Emmanuelle de Boysson

Impossible de lire tous les romans qui sortent à la rentrée. Course aux manuscrits, épreuves – dans tous les sens du terme – coups de fil aux attachées de presse qui n’ont rien en magasin. La roulette russe : le premier dans le manège attrape la queue du Mickey. Les auteurs lambinent, peaufinent, s’autocensurent – tout le plaisir est dans la correction. Pourquoi les éditeurs ne leur demandent-ils pas de remettre leurs textes six mois plus tôt, comme dans les pays anglo-saxons ? À croire que la dead line est un sacré booster ! J’ai lu fin mai Les Lisières d’Olivier Adam. J’avais prévu qu’il figurerait dans la liste du Goncourt. Je ne fus pas la seule. Après une pluie d’éloges, des « vents contraires » se levèrent. Certains critiques n’ont pas supporté qu’Adam les traite de bobos. « Après tout, moi aussi je viens de la banlieue. » Mal écrit, sociétal, tout y passe : ils n’y ont pas été de main morte. Je reste sur ma position, j’ai été prise par les vies de ces vieux potes qui galèrent. Par son besoin de trouver sa place. Par sa quête de son double mort-né. Par le style bien balancé. J’ai horreur de lire à la loupe, de la mode des petites phrases qu’on extrait pour faire le malin.

 

Mon coup de cœur absolu reste Viviane Elisabeth Fauville, de Julia Deck. L’auteur vouvoie sa bourgeoise, 42 ans, un bébé, un mari qui vient de la quitter. Viviane a tué son psychanalyste avec un couteau Santuku. On se glisse avec délectation dans sa logique de criminelle cherchant à brouiller les pistes. Retour sur le meurtre, convocation au commissariat, déambulations, filatures des proches de la victime, des patients,  autant de scènes marrantes où la pauvre Vivianne s’emmêle les pinceaux, se bat, se perd dans les rues de Paris, son bébé dans les bras. Un excellent pastiche de polar. Julia Deck ne manque ni d’imagination ni d’autodérision. Le roman est aussi une critique à peine voilée des psys et de leurs entourloupes. La fiction rejoint la réalité : avez-vous lu ce fait divers ? Un dingue a poignardé sa psy. Ça devrait vous donner des idées.

 

Chapeau à Joy Sorman qui s’est mis dans la peau d’un boucher, Comme une bête : « Pim passe sa main partout où il peut, identifie à haute voix le jarret, la côte première et le filet mignon – les mots la font rire et puis moins quand il passe à la tranche grasse et au cuisseau. Le corps de l’apprenti ankylosé par des jours de découpe, de désossage et de nettoyage se détend enfin, s’assouplit, ses mains se décrispent, la chair est mobile, la peau se griffe, le sang détale dans les veines, il pose ses doigts sur les tempes de la fille, ça pulse. » Ce pauvre Pim, boucher pour fuir l’école, qui entre dans la maison Morel, découpe et désosse avec fougue. Se prenant pour un cochon pendant la visite d’un abattoir, il tourne de l’œil. Son CAP en poche, un stage chez un éleveur, Pim s’installera à Paris, se fournira à Rungis. À travers le parcours d’un boucher à l’ancienne, poétique et passionné, Joy Sorman dénonce les excès de la rentabilité ; il réhabilite l’amitié, la gratitude pour les bêtes, l’élevage en musique, les rituels, la beauté du geste. On est scié par son savoir, haché menu par son style dégraissé, tendre comme une escalope.

 

Le premier roman de Carol Fives, Que nos vies aient l’air d’un film parfait, ne manque pas de charme, même si cette mère de famille qui se barre dans une communauté hippie a de quoi agacer. Années 80. Le divorce, du côté des enfants. Les voix des parents et de la grande sœur se croisent. Tom, huit ans, se tait. Lorsque sa mère dépressive veut l’emmener dans une communauté du sud de la France, elle convainc l’aînée de la soutenir devant les juges. Séparée de son frère, l’adolescente se sent coupable, console Tom, le couvre de mots doux. Les petits riens : la cage vide des souris blanches du gamin, ses maquettes inachevées, les adieux sur l’autoroute, en disent long sur la fin de l’insouciance, les larmes contenues. Un premier roman tendre et déchirant, un hymne à l’amour fraternel et pur.

 

Plutôt réussi le dernier roman de Véronique Olmi, Nous étions fait pour être heureux. Seul défaut général dans cette rentrée : le manque d’humour. Bon sang, même dans les situations les plus dramatiques, comme les enterrements, on rit toujours. Monsieur Serge, un grand bourgeois, la soixantaine, a tout : une épouse ravissante, deux enfants modèles, un job lucratif. Pourquoi tombe-t-il raide dingue de Suzanne, accordeuse de pianos, bobo ni jeune ni jolie, un soupçon vulgaire ? Pleine de vie, elle va l’aimer, le comprendre, l’aider à revenir chez son père, sur les lieux d’une enfance brisée. Véronique Olmi met en musique le jeu des apparences, le vertige des passions, l’épreuve du feu, le naufrage. On est sur le fil, entre peur et désir, attente et compassion. Pas si mal !

 

J’ai préféré, pour son humour, Le Meilleur des jours de Yassaman Montazami. À la mort de son père, l’auteur se souvient de cet Iranien fantasque, idéaliste et farceur. À Paris, couvé et entretenu par une mère ogresse, l’éternel étudiant pensait, comme Karl Marx, qu’un vrai révolutionnaire ne travaille pas. Après trente ans de mariage, il quitta sa femme pour Bibi, fuma du haschich avec le mari cocu, avant d’accueillir chez lui une bande de réfugiés communistes, une monarchiste ruinée. Les figures cocasses ressuscitent le souvenir ému de l’Iran du Shah, l’amour d’un père inoubliable. Drolatique, épicé, loufoque, comme on aime.

 

Le dernier Modiano, L’Herbe des nuits, est… du Modiano pur jus. Ambiance, obsessions : Modiano est à part. Au cours de ses pérégrinations à Montparnasse, il relit les carnets où il a noté les noms, adresses, détails d’une bande de clients de l’Unic Hôtel. Des gens peu fréquentables, étudiants, étrangers, clandestins. Comme toujours, Modiano cherche des indices sur un fait divers qui pourrait être un attentat contre un Marocain. Une lecture pour les fans de Modiano, l’homme qui écrit toujours le même livre, un de nos plus grands écrivains français. Discret, solitaire, énigmatique. De la littérature.

 

Une envie de cadeau ? Je vous conseille Le Dictionnaire amoureux de la musique d’André Tubeuf, L’Histoire de France vue par les peintres de Dimitri Casali et Christophe Beyeler et le merveilleux livre de Jean-Claude Perrier, Le Voyageur de papier.


Emmanuelle de Boysson

 

 

Olivier Adam, Les Lisières, Flammarion, août 2012, 454 pages, 21 €

Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville, Les Éditions de Minuit, septembre 2012, 154 pages, 13,50 €

Joy Sorman, Comme une bête, Gallimard, août 2012, 165 pages, 16,50 €

Carol Fives, Que nos vies aient l’air d’un film parfait, Le Passage, août 2012, 119 pages, 14 €

Véronique Olmi, Nous étions fait pour être heureux, Albin Michel, août 2012, 240 pages, 18 €

Yassaman Montazami, Le Meilleur des jours, Sabine Wespieser, août 2012, 138 pages, 15 €

Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard, octobre 2012, 176 pages, 16,50 €

André Tubeuf, Le Dictionnaire amoureux de la musique, Plon, septembre 2012, 704 pages, 24 €

Dimitri Casali et Christophe Beyeler, L’Histoire de France vue par les peintres, Flammarion, septembre 2012, 35 €

Jean-Claude Perrier, Le Voyageur de papier, Héloïse d’Ormesson, août 2012, 231 pages, 18 €

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