Yapou, "bétail humain" de Shozo Numa


Ce billet je l'ai publié la première fois en 2008 sur le site de la revue en ligne Strictement-Confidentiel.
Si je le republie ici, cinq ans après, sans en changer une ligne, c'est parce qu'il me semble plus intéressant de le donner lire ou le relire à la lumière de ce que nous avons effectivement vécu, de la catastrophe nucléaire de Fukushima en passant par l'implantation durable des idées de l'extrême droite dans le paysage politique européen jusqu'au succès quasi planétaire d'une bluette sadomasochiste pour madame tout-le-monde...

 
À l’heure où nos amis britanniques ont décidé d’autoriser le croisement de cellules humaines et animales, naviguant ainsi plus près que jamais des rivages fantasmatiques de l’île du docteur Moreau, que le mouvement Tokyodécadanse semble rythmer la vie underground nippone, que la pratique sadomasochiste s’est banalisée au point de devenir un argument de vente, un code couramment utilisé par les publicitaires et que la dernière campagne présidentielle nous aura permis d’apprécier le revirement de cette société qui, acceptant comme naturel le qualificatif de déliquescente à son endroit, s’est rendue à l’évidence que c’est d’un Maître que viendrait son salut ; il m’a semblé nécessaire, si ce n’est urgent de vous entretenir d’un autre ouvrage culte, longtemps échangé sous le manteau (encore un, décidément, on va finir par croire que je suis abonné de la littérature sous le manteau.).
Culte (?) au Japon, où il fut publié pour la première fois sous forme de feuilleton dans la revue Kitan club (club de l’étrange ou du rare.) en 1956, adapté en manga dès l’année suivante par Shotaro Ishinomori, géant de la bande dessinée japonaise, Yapou, « bétail humain » est un ouvrage délirant et démesuré dont Yukio Mishima dira qu’il est « le plus grand roman idéologique qu’un japonais ait écrit après-guerre ». Une fresque mêlant allègrement sado-masochisme et science-fiction. Effroyable, il n’aura pas manqué de susciter les appétits de David Lynch et de Stanley Kubrick, dont les requêtes respectives furent malheureusement rejetées par les représentants légaux de Shozo Numa, sorte de J.D. Salinger trash, qualifié également de Sacher Masoch ou de Sade oriental, qui se plaît à entretenir le mystère autour de lui, nourrissant ainsi un peu plus si besoin était, tous les fantasmes quant à son existence.
Jamais traduit en français, il l’est désormais grâce au travail colossal de Sylvain Carbonnel et des Éditions Désordre-Laurence Viallet depuis septembre 2005, date de parution du premier volume qui fut gratifié du prix Sade 2006. Le second volume a été publié en janvier 2007 et le troisième et dernier volet, à l’automne 2008.
Évidemment, le sujet central de cette œuvre est d’interroger cette question de la jouissance dans l’humiliation, mais non plus comme l’expérience d’un individu, mais bien déclinée à toute une société, puisque Shozo Numa nous dit qu’elle est le ferment de la société japonaise, dont il dénonce la quête sans cesse renouvelée d’un nouveau maître. La défaite d’HiroHito ayant, selon lui, poussé cette société « d’esclaves dans l’âme » vers ce nouveau bourreau incarné par la figure de Mac Arthur d’abord, mais derrière laquelle, on pourra discerner sans peine l’ombre du fétichisme consumériste qui se dessine…
 Shozo Numa, qui ne s’exclut absolument pas de cette condition, explique que la source de son inspiration, si ce n’est de sa révélation, est à chercher dans son expérience vécue durant la guerre :
« Ayant été fait prisonnier, le destin a voulu que je fusse, pendant ma captivité,  placé dans une situation qui me contraignait à éprouver un plaisir sexuel aux tourments sadiques que me faisait subir une femme blanche. Libéré, démobilisé, j’étais devenu un détraqué sexuel lorsque je rentrai au Japon. Les souffrances que l’hérétique que je suis endure, depuis plus de vingt années, ne pourront sans doute être comprises que par des individus connaissant les mêmes inclinations sexuelles. Pendant la journée, je ne craignais point le débat contradictoire et les discussions animées, mais la nuit, je m’enivrais des humiliations que me faisait subir une femme. J’étais un chien jouant avec la pointe de ses pieds, j’étais un cheval sur lequel elle s’asseyait pour que je la promenasse : ces seuls fantasmes suffisaient à me donner du plaisir. »
(extrait de la postface de 1970.)


 Mais il ne faudrait pas réduire ce texte à cette seule dimension dont on aura tôt fait de se distancier… Bien évidemment…Publié seulement neuf ans après les bombardements d’ Hiroshima et de Nagazaki, cet O.L.N.I pour le moins dérangeant mérite que l’on s’y attarde. Non seulement parce qu’il est en résonnance, non plus seulement symbolique, mais « organique » avec la pensée développée par M.Heidegger de « l’homme devenu matériau usinable », le peuple japonais de cette société futuriste décrite avec force détails par Numa, étant réduit à l’état d’outils, de « meubles viandeux ». Le corps du Yapou est transformé génétiquement afin  de servir de canapé, de toilettes ou de cunnilinger à l’usage de ses maîtres et maîtresses.
Mais aussi parce que, outre la pensée de Heidegger, ce texte (l’évocation de la fièvre Oméga ravageant le monde par exemple.) se fait l’étrange écho des horreurs pratiquées par l’unité 731 en Mandchourie, sous la direction du docteur Shiro Ishii, grâcié après qu’HiroHito et Mac Arthur aient passé un accord donnant l’immunité contre le fruit des recherches de ce Mengele japonais dont le monde ne saura pourtant rien avant 1984…Ses expériences portaient sur la recherche bactériologique et s’opéraient sur des sujets humains (inoculation du virus, observation de son développement puis vivisection du sujet( ?).)… Certaines étaient même pratiquées sur des sujets vivants…(résistance au froid ou à la pression atmosphérique.)


Si ce n’est de vous enjoindre à le lire, je ne saurais que trop vous conseiller d’en prendre connaissance… D’autant que cette société fictive ne pourra vous paraître, à vous, lecteurs de ce début du XXIe siècle, que bien moins surréaliste qu’elle ne devait l’être pour ceux de 1956…
 
Yapou, bétail humain (I, II et III) de Shozo Numa, traduit par Sylvain Carbonnel, éditions Désordre-Laurence Viallet.
 

http://www.editions-desordres.com/index.php
 

http://www.scifi-universe.com/fiche_media.asp?media_id=7595
 
 
 
 

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