Guyla Krudy : le Coq, le Diable et la Hongrie

Un roman traduit du hongrois – Le Coq de madame Cléophas – en pleine rentrée littéraire a peu de chance d’être lu. Pourtant, quand il s’agit du grand Gyula Krúdy (1878-1933), que la France  découvre depuis les années 1980 – L'Affaire Eszter Solymosi a paru en mars 2013 chez Albin Michel –, c’est autre chose. Un étrange conteur de l’empire austro-hongrois défait ou tombé d’une pleine lune un soir d’hiver nous revient. Polygraphe prolifique : journaliste, conteur, nouvelliste, romancier et dramaturge, il aurait publié la bagatelle de quatre vingt-huit romans plus deux mille nouvelles et récits. Chaque  traduction de Krúdy en France – une petite quinzaine à ce jour – prolonge la jubilation qu’offre un séjour à Budapest et la lecture des écrivains hongrois d’avant la seconde guerre mondiale.

 

Gyula Krúdy, tout comme Dezső Kosztolányi et Frigyes Karinthy, publiait dans la revue d’avant-garde Nyugat, se piquait de psychanalyse, l’enfant terrible Sándor Ferenczi ayant transmis le virus aux meilleurs esthètes magyars. Le Coq de madame Cléophas est un objet curieux, fascinant à la manière des contes orientaux. Des personnages extravagants se passent le témoin lors de l’infernale course de relais narrative d’une seule nuit.

 

Pistoli, ancien bandit de grand chemin, noceur invétéré, détrousseur de jeunes âmes, s’en revient de l’au-delà. Combien de temps a duré son étrange voyage ? Nul ne sait. Il ressuscite, promet de s’amender lors de sa seconde vie. Il s’enferme alors  dans un manoir pour se protéger des femmes et de lui-même. Rizujlett, son ancien amour ne lui soutire que l’expression de sa nouvelle misogynie. Il reprend sa route pour répondre aux cris éplorés de madame Cléophas, aussi triste qu’un saule, dont les Tsiganes cavaliers de la lune et enfants de la nuit noire lui ont dérobé le coq. Le revenant écoute la confession de cette femme déchue, se promet de rapporter l’animal à tête rouge, grigri indispensable à son existence tourmentée. Une autre femme raconte, les histoires s’enchâssent. Dès lors, Pistoli, dans sa quête du graal post-mortem, croise sous la lune des pécheurs monstrueux, mendiants flétris, femmes nu-pieds et autres adorateurs de la Vierge : une cour des miracles de roman gothique. L’eau-de-vie réchauffe ces déshérités, que Sziráki, guérisseur sadomasochiste, remet d’aplomb à coups de rites sataniques. Il chasse encore le démon du corps des jeunes filles à coups de verge de bouleau trempé dans la saumure.

 

Revenu de sa course effrénée parmi les fantômes de sa vie antérieure, il retrouve un poète avec un coq sous le bras, Susik, acteur faux-monnayeur et d’autres dépravés qui se confient. Chaque être humain a, dans la passion, son enfer à lui. Des messieurs avec épouse et famille, grossis, des bourgeois m’ont parlé de leurs désirs [...] que de mystère derrière les visages gris de tous les jours. Un ingénieur jaloux et voyeur à la Buñuel, par exemple, couvre de baisers ses lettres d’amour. Entretemps, Pistoli, après avoir eu des visions grotesques de crapauds, de pies hideuses qui aboient comme des chiens touchés à la patte,  retrouve le gallinacé à crête rouge de son amie échappé de justesse d’une soupe. La nuit s’achève quand chante le coq sur le tas d’ordures. Une forêt de symboles païens mâtinés de christianisme – ou l’inverse – se dissipe comme un rêve au matin. Une nouvelle histoire peut commencer et la mise en abyme se poursuivre. Krúdy écrivit ce récit durant la Première Guerre mondiale : une époque et un monde se consumaient. Ce roman initiatique d’un surréaliste qui aurait traversé la région du Nyírség ravira les amateurs de contes fantastiques et autres fous littéraires, dont notre époque a perdu le secret.             

        

Frédéric Chef

 

Gyula Krúdy, Le Coq de madame Cléophas, traduit du hongrois par Paul-Victor Desarbres et Guillaume Métayer, préface d’András Kányádi, Circé, septembre 2013, 120 pages, 10 € 

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