67, année lysergique : Alexandre Mathis

À la lecture des premières pages du roman, on fait la grimace. Ces points de suspension, ces phrases hachées, quasi parlées (croit-on). Sensation de déjà vu, de déjà lu. Et puis le quartier latin, les beatniks, l’errance psychédélique. Tout le saint-frusquin bohème… Le trip sempiternel.

 

Soudain, le miracle se produit ; le piège se referme. Pris dans les filets d’Alexandre Mathis ! On se trouve alors captivé par ce trio de junkies millésimé 1967, Liliane-Sonny-Dora, ainsi que par la petite troupe qui, une année durant, l’escorte – doux zombies avec qui fraye le narrateur, sans se départir jamais de cette distance qu’inspire le pressentiment de la mort vivante qui rôde dans les corps, dans les têtes. S’abandonner, planer... à condition de conserver, à part soi, une dose d’inentamé, pour plus tard ; quand on sera écrivain, par exemple.

 

« Chanson enivrante par la longueur, jouant sur le temps, étiré, progressant de manière répétitive, tournant sur lui-même, dans la pénombre, paupières closes, ce morceau prend des formes diverses, presque visuelles, malléables, qui pénètrent dans le corps physiquement, avec les sons » : ainsi Mathis décrit-il le morceau-fleuve des Stones, Goin’ Home. Remplacez « sons » par « mots », vous avez LSD 67, cette merveille. Étoile naine d’une rare densité – comme le temps qui y règne –, le quartier Saint-Séverin à la veille de mai fait jaillir, sous la plume de Mathis, historiettes, noms par milliers (films, musique, écrivains, pharmacopée), cartographies au millimètre de lieux parisiens : cinémas, bars, librairies, églises, ruelles, escaliers, chambres de bonnes...

 


Le cinéma, la littérature (Poe, Baudelaire, Burroughs et tant d’autres) fournissent au jeune narrateur l’alibi d’une liberté au jour le jour, d’une dérive fabuleuse dans ce stupéfiant image dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris et auquel l’écrivain Mathis se garde de rendre, à la manière surréaliste, un culte sans réserve. Il sait combien la drogue, l’image, le rêve pris ensemble font tour à tour un passage et un leurre, un jardin et une geôle ; qu’ils en font parfois trop ; qu’ils sont bavards, et creux trop souvent. « La vie, écrit-il, ne peut se nourrir que de rêves et de sensations fortes, ou agréables. Moins encore d’emphase répétée. Permanente. Je sens que ce n’est pas la vie. »

 

La vie, c’est le regard soutenu ; c’est la précision. Un peu de souvenir enchante, trop de rêve sidère. Le Quartier latin – cette scie –, c’est Brocéliande, à condition de ne pas se prendre pour un druide ; et si l’année 1967 et le « Quartier » revivent si fort dans son livre, c’est qu’Alexandre Mathis refuse de jouer les représentants de commerce. La mémoire, pas la nostalgie – jamais bonne qu’à écouler produits dérivés et vignettes frelatées. Croquis ou tableau, flash ou plans-séquence, anecdote ou drame, Mathis ose tout, réussit tout. Avec la virtuosité sans pose des grands artistes, il a repeint les lieux communs à neuf, et ils brillent.


Jean-Baptiste Fichet


LSD 67 d’Alexandre Mathis, Serge Safran Éditeur, août 2013, 512 pages, 23,50€.

1 commentaire

Très bel article abordant le livre sous un angle non retenu avant.