"L'amour et les forêts", spleen et idéal: le retour

L’ascension d’un auteur

 

Eric Reinhardt s’est fait remarquer avec Cendrillon (2007) et surtout Le Système Victoria (2011) où il a imposé, d’après la critique et surtout son lectorat, une approche proche de la grille de lecture « marxienne ». Homme fin, Eric Reinhardt s’est donc imposé comme un observateur fin et impitoyable des travers de notre société. Après la critique de l’organisation « corporate », le voici de retour avec L’amour et les forêts où il s’attache à scruter un drame intime (celui de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne) tout en mélangeant les registres : est-ce le récit d’une confession intime ? Le narrateur est-il Eric Reinhardt ? Quelle différence entre le Eric Reinhardt de la fiction et celui de la réalité ? Tout ceci est très pirandellien, voire borgésien : parfait !

 

Bénédicte et l’amour

 

Agrégée en lettres modernes enseignant en lycées, mariée et mère de deux enfants, Bénédicte Ombredanne vient rencontrer Eric Reinhardt, écrivain en mal de reconnaissance. Elle lui témoigne son admiration, parle de ses livres. Ils conviennent de se revoir. Et lorsque cela arrive, Bénédicte se raconte. Elle est une femme malheureuse, prisonnière d’un mari immature et manipulateur (on appelle ça aujourd’hui un « pervers narcissique »).un soir, prise d’un coup de sang suite à une énième dispute conjugale, elle décide de prendre un amant. Après un passage « meetic » (absolument bien rendu dans le roman, vu la torsion que ce genre de dialogue peut infliger à la langue française), elle se décide à rencontrer un homme, Christian. Un jeudi, elle va le rencontrer chez lui. Il l’initie au tir à l’arc, l’emmène à la recherche des arbres et Bénédicte tombe amoureuse, malgré toutes ses préventions. Ils font l’amour toute l’après-midi mais Bénédicte doit repartir. Et le cauchemar commence dès son retour.

 

L’ambition de l’auteur

 

Que nous dit Reinhardt de notre époque ? Qu’hommes et femmes ont peur de l’amour et se bâtissent des prisons. Cela fonctionne en grande partie grâce au style de l’auteur qui nous perd dans le labyrinthe touffu (mais nous aimons nous perdre en sa compagnie) de la vie de Bénédicte.

 

Le « je » est impliqué, tant  comme observateur qu’acteur (Bénédicte raconte ses souvenirs, « Eric » donne son point de vue), voire voyeur (lorsqu’il raconte la scène d’amour et de sexe entre Christian et Bénédicte). Un des charmes du roman tient justement entre ce va et vient permanent entre les points de vue narratifs (l’auteur, Bénédicte et sa sœur). Et le narrateur cherche à percer le mystère de son héroïne, prisonnière à plusieurs niveaux (y compris  de son rôle « social » de mère).  Héroïne baudelairienne, insatisfaite de la vie, Bénédicte souffre de sa tendance à l’idéalisation. Elle rêve d’un ailleurs à la vie (après que cette vie l’ait déçue). Mais, chers lecteurs, n’est-ce pas notre lot commun ? Très grand roman.

 

Sylvain Bonnet

 

Eric Reinhardt, L’amour et les forêts, Gallimard, septembre 2014, 367 pages, 21,90 €

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5 commentaires

cher Sylvain Bonnet,  j'ai aimé ce roman, mais juste  une remarque sur "notre lot commun"  de rêver d'un ailleurs, sans doute sans doute, mais dans ce roman, Bénédicte est une femme tyrannisée par son mari,  alors non,  je ne pense pas que les hommes puissent s’assimiler au sort de Bénédicte...ce  n'est pas votre lot commun,  de subir la maltraitance d'un homme et de fait....de rêver d'un ailleurs...

Eric Reinhardt ne cache pas que cette histoire n'est pas de la fiction, cette femme a véritablement existé, et lui a écrit.

Chère Anne, je maintiens que si, rêver d'un ailleurs est notre lot commun. Dans la dernière partie, consacrée au témoignage de sa jumelle, on comprend que Bénédicte avait déjà cette tendance à l'idéalisation, à rêver, avant de se marier avec Jean-François. Et j'ajoute que je me suis senti plus proche à titre personnel de Bénédicte Ombredanne que du narrateur/Eric Reinhardt. Mystère de la nature humaine... Je suis au courant qu'il s'est effectivement inspiré d'une femme qu'il avait rencontré. C'est un très bon roman, une réusssite d'un auteur définitivement à suivre.

oui, bien sûr, c'est notre lot commun à tous d'idéaliser , de chercher un ailleurs, dans le pré d'à côté une herbe plus verte. Ce que je voulais dire, c'est que ce roman parle aussi des femmes humiliées et maltraitées pour lesquelles il est encore plus difficile de tout mettre en oeuvre pour quêter cet ailleurs. Je trouve que cet aspect du roman n'est pas à minimiser, malgré l'intelligence, la culture et la lucidité intellectuelle de Bénédicte, comment concevoir qu'il lui est impossible de s'évader de sa prison pour un ailleurs, même si ce n'est pas celui de son amant, mais un ailleurs quand même. C'est au-delà de la simple difficulté de tout un chacun à oser  l'aventure, à oser abandonner son  petit confort parfois si morne.

Tout à fait, c'est un des aspects du roman. J'ose cependant l'empathie avec Bénédicte.

Vous m'avez l'air bien conquis, tous les deux, c'est louche!  J'ai bien envie de jouer l'avocat du Diable, et de polémiquer un peu, d'autant plus que ce roman, vu de loin et à travers vos commentaires, a l'air ....heu...

Le sujet d'abord. Franchement...on croirait du Delly, non? Une femme mal mariée rencontre un homme et en tombe amoureuse : c'est plus un sujet, c'est un paillasson: tout le monde s'est essuyé les pieds dessus, même d'immenses auteurs comme VGE, c'est dire.

La méthode, ensuite :  On semble y retrouver à vous lire un certain nombre de recettes désormais éculées  :  la psychologisation permanente (utilisée habituellement pour avoir l'air profond), l'autodéballage autobiographique (pour ajouter le côté "c'est du vécu"), le sexe cru, voire sordide, pour pimenter l'affaire, et sans doute s'assurer que le lectorat masculin ira au bout. On a heureusement échappé au zeste de fantastique, toujours porteur, et à la touche entêtante de théorie du complot, très à la mode.
Non, là, c'est plus calme,  modernité oblige,  on a juste introduit dans  l'intrigue une touche de  nouvelles technologies (-ici la quête du Prince Charmant devenue le syndrôme Meetic). Mais cet artifice, comme les autres,  arrive-t-il à masquer  l'insipide parfum d'eau de rose du récit ?

Le style enfin :
Vous me direz, oui, mais c'est le style qui fait l'oeuvre : c'est magnifiquement bien écrit, et ça nous a tous les deux entraîné. Bon. Admettons. Dans ce cas, ce type est très fort, parce que vous embarquer avec une aussi mince embarcation, faut être un rameur très stylé...

Enfin, une question iconoclaste et provocatrice, juste pour faire bondir notre amie Anne, toujours à la pointe du combat fessier  : à la lire, ce roman a l'air très profond et presque philosophique. Mais alors, que vient faire là cette scène de sexe torride  ? Ca ne serait pas un peu gratuit tout ça, comme dans l'île de Houelbecq?  ;^)