Mafia, truands, corrompus… La tragédie d’« Un homme de peu » d’Elisabeth Alexandrova-Zorina

Sous la direction de Christine Mestre, les éditions de l’Aube publient une série de romans russes contemporains, plus ou moins longs, dont Un homme de peu d’Elisabeth Alexandrova-Zorina constitue le dernier volume en date.

L’intrigue est à la fois simple et complexe : une petite ville non nommée, située au-delà du Cercle polaire, vit d’une vie affligeante et quasi autarcique, que l’un des personnages décrit de la façon suivante : « La pègre tient la ville par la peur, ils font la loi, ils ont le pouvoir. La police est vendue, la population terrorisée, même les affaires criminelles de la région ont peur de venir. La ville est hors de contrôle, ils l’ont rayée de la liste. » Dans ce contexte remarquablement planté par la romancière, nous suivons un être timoré et en apparence insignifiant – l’« homme de peu » du titre –, un certain Savel au nom de famille antiphrastique de Férosse. Faute de participer au cynisme et aux magouilles ambiantes, l’homme est considéré par tous comme un raté, à commencer par sa femme qui le méprise et le trompe sans vergogne, et par sa fille qui, en dépit de brefs reliquats d’affection, ne pardonne pas à son père de n’être pas un mâle viril, capable de s’imposer. Or cet être falot va soudain, un peu par hasard, gripper les rouages qui font tourner cette mécanique. Sans vraiment le vouloir, il tue le chef des truands, le redouté La Tombe, et se retrouve projeté dans le tourbillon des angoisses qui se mettent à assaillir soudain les créatures sordides ayant la mainmise sur la ville.


Il y a en fait deux sujets dans ce roman, deux lignes qui tiennent le lecteur en haleine. La première, la plus narrative, c’est le parcours de Savel Férosse qui, devenant justicier malgré lui sans avoir les épaules pour endosser le costume, se trouve au centre de manigances qu’il peut au mieux comprendre, sans jamais parvenir à en influer vraiment sur le cours. Nous assistons, désolés, aux piètres tentatives d’un être faible qui cherche par tous les moyens à sa portée – autrement dit en s’infligeant au moins autant de dommages qu’il en cause à autrui – à rendre son existence moins insupportable. C’est dire si ses ambitions sont modestes et toutefois jamais atteintes. Car Elisabeth Alexandrova-Zorina, dont c’est pourtant le premier roman, n’a pas commis l’erreur de se faciliter la tâche en faisant de Savel Férosse un justicier masqué, le héros des opprimés ou quelque chose du genre. Non, entre folie, errance, misère, l’homme de peu est ballotté d’un bout à l’autre du roman sans que sa quête ne prenne jamais fin.


Et l’auteur signe ainsi l’intention réaliste de son roman, par-delà l’atmosphère délirante où la folie de Savel Férosse plonge parfois la narration. En effet, et c’est la deuxième ligne de ce texte, la plus époustouflante à mon sens, Elisabeth Alexandrova-Zorina est parvenue à retracer ici le fonctionnement complexe d’une petite ville livrée à la mafia, faute de représenter le moindre intérêt pour le pouvoir central. Même si la comparaison a ses limites, on peut songer, en découvrant la cité dépeinte dans Un homme de peu, au Baltimore sinistré de Sur écoute (The Wire). Tout comme dans la série, la ville et son fonctionnement embrouillé, l’intrication des sphères mafieuses, politiques, policières… constituent l’objet véritable de l’œuvre, et Elisabeth Alexandrova-Zorina parvient à nous en dévoiler les rouages avec brio et sans lourdeurs. Dans un style où l’ironie n’est jamais cruelle mais toujours efficace, les innombrables comparaisons percutantes – en construisant un savoureux réseau de références prosaïques et populaires –, l’auteur dessine, sous l’anodin, un univers terrifiant, en équilibre instable, où chacun, à commencer par les puissants, lutte de façon acharnée, à grand renfort de magouilles, pressions et autres menaces, pour conserver une position dont une pichenette pourrait l’éjecter.

Une réussite très prometteuse à côté de laquelle il serait vraiment dommage de passer.

 

Elisabeth Alexandrova-Zorina, Un homme de peu, traduit du russe par Christine Mestre, coll. « Regards croisés », Éditions de l’Aube, février 2015, 345 pages, 21,90 euros

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