«Qu’avons-nous fait de l’Europe ? – Lettres à Robert Schuman», un essai de Sébastien Maillard

Voici un livre dont les qualités et les récompenses sont à la hauteur de la carrière d’universitaire et de journaliste de son auteur. Correspondant de presse à Bruxelles et ensuite à Rome pour le journal La Croix, Sébastien Maillard a aussi été lecturer à University of the Western Cape, en Afrique du Sud, maître de conférences à Sciences Po et guest lecturer à Boston College. 


L’ouvrage, quant à lui, a reçu le Prix spécial du jury Europe-Promotion, le Prix Europe-Populaire, après avoir été finaliste du Prix du livre européen 2014.


Préfacé par Jacques Delors, il est conçu comme une suite de lettres adressées à Robert Schuman, afin d’interroger ce père de l’Europe sur «le sens profond» de sa déclaration du 9 mai 1950, document resté dans l’Histoire comme l’acte fondateur de la Communauté européenne et où il «fit preuve de créativité et d’une grande liberté politiques». L’auteur veut aussi «partager des inquiétudes sur le détournement, y compris sémantique» du projet européen, pour essayer de trouver ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui «un désir d’union». Il avoue être poussé par la tentation «d’interpeller directement» son immortel interlocuteur, en lui adressant d’une manière directe – «de là où vous êtes» – des questions sur son analyse concernant l’image actuelle de l’Europe.


C’est donc plutôt en qualité d’incontestable autorité, de guide autorisé, de «fil à plomb» que Robert Schuman est convoqué ici pour nous aider, aujourd’hui, à «sortir d’une crise par le haut», comme l’écrit Jacques Delors dans sa préface.


Pour donner corps à cet échange imaginaire, Sébastien Maillard a choisi le genre épistolaire dont il maîtrise les rouages, tout en tirant profit de la liberté de cette forme littéraire, voire en transcendant ses contraintes dans un dialogue capable à éviter les analyses d’experts et à instaurer un échange d’idées laissant une place prépondérante à une réflexion qui, de par cette quête de sens, tire sa sève dans la philosophie de l’histoire. Les cinq lettres et la réponse qui s’en suit construisent ainsi un argumentaire dont les sous-titres de chacune d'entre elles résument le contenu et dévoilent l’intention.


Ainsi, la première lettre, portant comme sous-titre «Le mystère d’un geste», rend compte, en plus des motivations initiales que nous avons évoquées en introduction, du climat de désenchantement que les problèmes européens suscitent aujourd’hui, en ces temps de crise comme «un tourbillon vertigineux», selon Sébastien Maillard. C’est, donc, «un retour aux sources» nécessaire et bénéfique auquel il nous invite.  Sauf qu’au lieu de se laisser entraîner par cette agitation contemporaine, l’auteur préfère évoquer la période de retraite et de méditation dans le silence de la maison de Scy-Chazelle de son maître et destinataire épistolaire. Une silencieuse fin d’avril et de début mai qui a précédé sa Déclaration du 9 mai 1950, où, «le plus souvent seul, au calme», Robert Schuman étudie le dossier confidentiel confié par Jean Monet, le commissaire au Plan, concernant le projet de mise en commun des ressources de charbon et d’acier des pays jusqu’à hier en guerre.


Utilisant les procédés de la répétition et de l’accumulation, l’auteur dresse, à l’aide d’une série de questions rhétoriques («alors…?» ; «avez-vous agit par…» ?), l’inventaire complet, selon son analyse, des motivations secrètes qui ont poussé Robert Schuman à accomplir ce geste: «flair politique», «intérêt du pays», «sens de l’Histoire», «calcul géostratégique», «idéologie», «ambition», «générosité», «raison impérieuse», des éléments capables à éclairer sa déclaration ultérieure selon laquelle «L’Europe est une entreprise de raison et non de sentiment». Il faut dire que, de par son origine, son éducation, ses fonctions et ses convictions, il était la personne la mieux placée pour mener à bien ce projet. Frontalier, éduqué dans l’esprit du multiculturalisme et dans le multilinguisme, vrai «nomade politique», habitué des voyages en train entre Bruxelles, Luxembourg, Metz et Strasbourg, Robert Schuman était l’homme providentiel qui, devant sa conscience et faisant face aux réalités nouvelles de l’après-guerre, sera capable d’agir en toute connaissance de cause, comme il le dira plusieurs fois, plus tard : «Nous n’aurions jamais réussi si nous n’étions pas persuadés de bien agir».


Ramenant, à l’aide d’une pirouette narrative, le temps de l’analyse à celui de l’époque contemporaine, Sébastien Maillard soumet la personnalité et la carrière de son interlocuteur épistolaire à la lumière des modèles (ou des clichés ?) de notre société pressée et hyper-connectée, au monde politique des cabinets rivaux, à l’oppression des rumeurs et des sondages, pour émettre un doute, qu’il estime justifié, sur la faisabilité et la réussite du projet européen. «[…] Relancer aujourd’hui un projet aussi hardi – écrit-il – se heurterai de plein fouet, comme les dirigeants politiques en font la douloureuse expérience, aux dures conditions et exigences de notre temps : interdépendance, complexité, immédiateté et transparence».


La problématique de la confrontation des idées à la lumière des différentes mentalités et des époques est développée dans la deuxième lettre dont la thématique est résumée dans son sous-titre par la trilogie «idées, circonstances et convictions». Ces trois concepts sont, pour ainsi dire, les marqueurs qui nourrissent les grandes lignes que ce livre met à la disposition des lecteurs pour les aider à comprendre le secret de cette entreprise qui fut à la fois une réussite et un début pour d’autres projets et, en même temps, une source de réticence, voire de contestation. Transfert de compétences, partage de souveraineté, pouvoir supranational sont autant de décisions que de réalités politiques qui bouleversent les mentalités et créent des doutes et des réserves.


L’auteur soumets à l’autorité symbolique de son mentor toute une série «d’idées forces, de projets européens solides», tout en postulant que «la suite de l’histoire de la construction européenne», «les étapes majeures» qui l’ont faite ont dû marier les trois types de facteurs, tels qu’ils ont été définis par l’académicien Michel Albert, en parlant du succès rencontré par le «Plan Schuman» : «un courant d’idées, l’inspiration personnelle des pères fondateurs et le hasard des circonstances».


En suivant ces lignes de perspective, l’auteur s’interroge sur l’actualité de ces facteurs dans la résolution des problèmes qui surviennent de nos jours dans la construction européenne, dans la zone euro et, surtout, dans le paysage européen marqué par l’absence de vision politique commune. Le portrait que Sébastien Maillard dresse des hommes politiques dont l’Europe aurait aujourd’hui besoin est significatif : «Des personnalités prêtes à investir leur temps et leurs talents dans le projet européen plus qu’à tracer leur propre carrière par quelques allers-retours à Bruxelles ou Strasbourg. Des commissaires véritablement européens, c’est-à-dire qui ne prennent pas leurs ordres de la capitale qui les ont nommés. Qui veulent, selon la distinction de […] Jean Monet, 'faire quelque chose' plutôt que seulement 'devenir quelqu’un'. Des hommes politiques soucieux 'moins de la prochaine élection que de la prochaine génération', pour citer Alcide de Gasperi […]».


Y-a-t-il, de nos jours, un problème d’hommes seulement, de circonstances défavorables ou, pis encore, un problème de manque de sens, de «non-dit» autour de la réalité que représente pour nos contemporains la construction européenne, s’interroge l’auteur dans sa troisième lettre.


Loin de parler d’un affaiblissement que l’usage aurait rendu inaudible au cours des années, nous sommes confrontés à un phénomène de langage qui repose sur une infirmité, sur une incapacité à nommer les choses. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette insuffisance linguistique n’est pas due, pour utiliser les termes de Ferdinand de Saussure, à l’incapacité sémantique du signifiant mais à celle du signifié, les concepts nommés n'étant plus capables de porter l’habit que la parole leur offre. À partir de ce moment, de telles paroles deviennent inaudibles. Quels sens peut-on donner aujourd’hui à des noms comme «président de l’Europe», «eurodéputé», «Haut représentant» ou même «président de la Commission européenne», s'interroge Sébastien Maillard. «Lorsque ce dernier – écrit-il  – s’adresse par lettre aux chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Union, en leur donnant du ‘Chers collègues’, il y en a pour trouver la formule déplacée et prétentieuse».


Ces insuffisances linguistiques ne se sont pas arrêtées aux confusions de protocole que nous venons d'évoquer. D’autres mots, cités à dessein dans cette lettre, ont fini par être isolés, vidés de sens, bannis du vocabulaire contemporain. «Technocrate», «technocratie», «directive», «règlements» ou le nom un brin péjoratif de «Bruxelles» – le fameux symbole de tous nos malheurs – ont fini par faire de l’Europe «un objet politique non identifié», selon la formule de Jacques Delors.


On sait depuis Boileau que «Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,/Et les mots pour le dire arrivent aisément». Le contraire, nous venons de le voir, est davantage possible. Déplorer aujourd’hui seulement ce handicap linguistique ne suffit plus à effacer les effets catastrophiques engendrés par son illisibilité dans le domaine de la communication et dans la construction de l’opinion publique vis-à-vis de l’Europe, menant à de nombreux phénomènes de blocage, de refus, de méfiance et de scepticisme. «À défaut d’un visage, ce sont eux [ces mots] qui donnent à l’Europe un nom trouble, un style indéfini, une façade terne, qui en imprègnent au quotidien notre perception», écrit Sébastien Maillard.


Les choses ne sont, en réalité, pas si simples que cela, nous avertit l’auteur. Car, comment trouver pour cette Europe que l’on craigne tant, et dont on dénigre si souvent l’excès d’autorité, comment trouver donc ce juste et tellement subtile équilibre entre sa visibilité et sa puissance et ne pas faire, en même temps, de l’ombre aux États qui la composent ? Comment éviter à donner l’impression de les dominer ? Comment extraire ces pays des rapports de force entre eux, si ce n’est par cette nécessaire mise à l’écart de sa visibilité dont on accuse déjà la lumière trop éblouissante, tellement celle que nous émanons est faible, car recroquevillée sur nos limites ? À cela nous préférons la surdité ou, au contraire les bruits des populistes, au lieu de proposer une reformulation qui nous mènerait à «un heureux compromis à partir d’une idée forte savamment élaborée».


Car, en effet, l’Europe est le fruit de cette volonté de compromis affirmée par les Pères de l’Europe. Mais qui étaient-ils ces fondateurs dont le génie était arrivé à ignorer les frontières ? La réponse se trouve dans la quatrième lettre qui parle «du désir d’Europe», comme s’il s’agissait d’une pulsion du cœur voisine à l’amour capable d’embrasser l’humanité entière pour panser ses plaies et effacer ses malheurs. Mais, puisque l’on parle des frontières, Sébastien Maillard nous fait remarquer l’appartenance des hommes comme Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi à cette catégorie des hommes nés au bord des frontières étatiques, culturelles et linguistiques et ayant accès aux valeurs et aux mentalités de leurs voisins. Cette vérité a aujourd’hui, dans l’Europe des 28, une valeur encore plus grande – celle qui est capable d’expliquer comment «un Allemand et un Français, mais aussi un Portugais et un Letton, un Britannique ou un Bulgare, ne se sentent pas en exil les uns chez les autres».


Pourquoi continuer à croire en l’Europe ?  


L’auteur donne plusieurs réponses, de la plus pragmatique, la plus prosaïque, qui est celle qui tient de l’ordre de «l’utilitaire», en passant par «la géostratégie» qui voit en Europe «une puissance respectée», selon une expression «chère en particulier à la rhétorique française», et, enfin, par l’approche culturelle qui offrirait une idée de notre vivre ensemble. Sans doute, cette dernière approche demande un détour historique que Sébastien Maillard rédige avec profusion d’éléments pour nous faire comprendre les enjeux et les modalités qui ont mené à la construction européenne, dont le plus important et le plus cher est celui de la paix.


Encore faut-il convaincre les citoyens européens d’aujourd’hui de continuer à croire en cet idéal commun. La cinquième et dernière lettre du livre propose «la rencontre des Européens», ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui pour mesurer la distance qui s’est creusée entre l’enthousiasme des bâtisseurs de la première heure et les femmes et les hommes qui expriment aujourd’hui leur refus à travers leur vote, comme ce fut le cas des derniers référendums. Attitude certainement due à la crise, mais pas seulement. L’auteur déplore le manque de pédagogie politique qui «a fait particulièrement défaut dans plusieurs pays ces dernières années, en particulier lors du grand élargissement de l’Union européenne de 2004». Selon Sébastien Maillard, l’adhésion ne peut pas se faire par rapport à un traité ou par une tour de magie de l’opinion, en espérant de vaincre l’abstention par des slogans. Elle n’est vraie que si elle exprime un sentiment fort d’appartenance et de partage d’un destin commun.


A la fin de sa suite de lettres imaginaires, Sébastien Maillard invoque à nouveau un Robert Schuman qui, de son coin d’éternité, continue de regarder le monde. Sa réponse éclaire d’ailleurs toutes les longues pages précédentes remplies de questionnements. Faut-il pour autant s’y attendre à des solutions miracles ou à un programme de rigueur que ce Père de l’Europe consent à dévoiler par cet échange épistolaire imaginaire ? Faites de constatations et d’impératifs, elle a l’allure d’une exhortation à la responsabilité et au sens noble à donner à l’Histoire.


C’est dire combien ce devoir de continuité est important et combien la nécessité de réparer tous ces torts sont devenus impérieux. Et c’est, peut-être, en cela que s’incarne l’idée de l’héritage dont Sébastien Maillard a voulu nous transmettre l’essentiel pour nous pousser à nous regarder dans le miroir noble du souvenir de Robert Schuman.  Ainsi, le reflet de notre propre image pourra gagner en puisant, pour se nourrir, dans sa lumière. 


Dan Burcea

 

Sébastien Maillard, Qu’avons-nous fait de l’Europe ?Lettres à Robert Schuman, Éditions Salvator, Paris, 2013, 120 p. 14 euros.

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