"Jaroslav et Djamila" de Sarah Vajda - extrait

Sarah Vajda signe ici un roman d'amour, l'histoire éternelle d'un homme et d'une femme, de Jaroslav et Djamila. Elle, petite-fille de harki, dans la France des années 70, supernova aux échos éternels, échappée d'une carte postale mêlant Annecy et la petite maison dans la prairie, est désormais emmurée vive dans l'âge de l'impossible : celui de l'épouse soumise à un mari honnête, dans ce F3 du neuf trois, cité des poètes.

"En moi pleurent toutes les orphelines de guerre, les enfants martyres, mes tantes enterrées vives pour crime d'être nées filles..."

Peut-on tomber amoureuse à l'âge de l'impossible ? Il suffit de croiser un doux colosse slave au corps ouvragé par la vie des chantiers, de passage dans son exil de l'Ukraine jusqu'au-delà de l'Océan. Jaroslav, trois syllabes comme une valse. L'homme et la femme vont thésauriser quelques instants où le trivial se mêle au sublime, ils vont se replier sur l'esquisse de leur bonheur, comme des adolescents cultivent l'impossible, impossibilité hautement arrangée par la glaciation des jours. Les affres de la passion guettent et les conventions d'aujourd'hui sont en embuscade.

Nico, vieil ado révolutionnaire au cœur d'artichaut est là pour nous, pour nous rapprocher de ces amants et nous faire entrer en littérature. Ce spécialiste en psycho, socio, ethno… cette âme affamée de justice, a choisi Djamila comme « sujet d'étude » pour comprendre, illustrer, analyser… l'acculturation. Mais le malheur n'exige aucune description, seulement la compassion. Toutes les petites filles se proclament uniques et se réveillent… mariées.

Dans une langue à la fois minérale et charnelle, baroque et retenue, trempée d'histoire et de littérature, Sarah Vajda compose une chanson pop, un tube qui met en musique un conte tragique, celui de l'amour absolu. Sarah Vajda signe ici un roman qui nous trottera dans la tête bien des années après, capable de toucher un public très large.


Sarah Vajda est l'auteur de biographies à succès, Maurice Barrès (Flammarion, 2000, prix Oulmont de l'essai Fondation de France) ; Jean-Edern Hallier, l'impossible biographie, (Flammarion, 2003) et de romans dont Contamination (Editions du Rocher, 2007).


Extrait : 


***

I.


Jaroslav. À chaque pas, répétées les trois syllabes de son nom. Jaroslav. Porte battante vers un pays où elle n’irait qu’en rêve. Indifférente, l’actualité parfois évoquait une tresse blonde, un mafieux… Quelque formidable colosse en costume de serge bleue l’invitait à délaisser son air préféré pour mieux le retrouver. Jaroslav. La dernière valse. La première. L’unique. Sa nue propriété. Djamila levait ses yeux vitreux de trop d’introspection sur la pièce maîtresse du salon salle-à-manger, et désormais chambre-à-coucher, sa chambre, la chambre où en solitude, comme une vieille, la délaissée marmottait le nom du disparu, froissait dans ses mains lasses l’unique preuve. Djamila n’avait pas rêvé. Un certain Jaroslav avait surgi dans une vie à la lessive, au ménage, au repassage, à la cuisine, aux enfants, à l’ordinaire vouée de toute éternité. Pour l’éternité. Trois petits tours et s’était esbigné. Elle l’avait tant supplié de l’abandonner. À sa joie, croyait-elle. À son souvenir, répétait-elle. Ce fut à son chagrin. Emmurée vive.

Interdit. Vers quelle instance, quel tribunal, une épouse pourrait-elle se tourner ? Le moyen d’implorer la permission d’aimer un Infidèle, désavouer un conjoint sans vice ni défaut, sobre et travailleur : l’exacte figure à laquelle toutes les femmes, dans toutes les civilisations et en tous temps, donnent le nom de bon mari ? De mari idéal ! La preuve ? Mehdi ne se résigne pas à prendre une seconde épouse, même après que son fourreau est devenu tellement étroit, serré, comme celui d’une vierge. Patient, il a même attendu avant de tenter de la forcer avec forces excuses. Pour son bien. Le leur. Bien commun, un mariage, deux enfants. Le ciel lui soit témoin qu’elle n’y peut rien. Feu éteint faute de nourriture. Avant de passer le pas, de retourner au Maroc chercher une parente, un soutien – aide ménagère… peut-être davantage –, Mehdi l’a pressée d’aller voir Khadîdja, l’entremetteuse, un peu faiseuse d’anges, murmure-t-on, habile réparatrice d’hymens endommagés ; sage comme les sorcières du temps jadis, experte ès « secrets des femmes ». Il arrive que les légendes mentent car du secret de Djamila la vieille ne devina rien. Résignée, la douce enfant qui avait grandi devant Dallas et La petite maison dans la prairie but la soupe, écouta le jargon. Hardi, il mêlait sainte prostitution et onguents, omettait l’essentiel, l’appel du plaisir entendu naguère quand Niagara pour elle-seule, à l’heure du muezzin, chantait Quand la ville dort et Que les champs brûlent. Une parmi les autres, Djamila B., en plein midi au grand soleil, attend l’homme de sa vie. Diabolo menthe, au café du lycée, le juke-box chantera la vie en rose et sa part de bonheur. Éternelle Juliette, « sur les ailes de Cupidon, elle passera les murs car les limites des pierres ne retiennent pas l’amour. » Au lieu de cela le destin lui avait apporté Mehdi dont la vaine main avait fouaillé son corps sans réchauffer son âme.

Habile, Khadija enseigne à mentir, vante ce qui se tait, Saint-Onan du Bon-Secours en lieu et place du désir, sans convaincre Djamila, retenue ailleurs… dans les forêts et dans les blés d’Ukraine, héroïne d’un clip que nul ne verra jamais, un clip où elle apparaît, reine des neiges, brune comme charbon de Bakou, éclat noir d’une météorite tombée sur la trajectoire d’une troïka traînée par quatre coursiers fougueux, conduite par Jaroslav, cocher de son état. Sourde même à cette voix familière qui prétend lui rendre vie. Ne permets pas que Mehdi te répudie ou prenne une seconde épouse. Bats-toi, petite, bats-toi ! Djamila ne voulait pas se battre. Seulement se souvenir. Répéter les trois syllabes de son nom. Jaroslav. Même sous la torture, Djamila ne délivrerait à quiconque son secret en trois syllabes. À qui murmurer les trois syllabes de ce nom comme charbon ardent ? À son mari ? À ses fils ? À sa gazinière, son frigidaire, son inutile téléphone portable ? À ses amies ? Longtemps qu’elle n’en avait plus.

Pauvre Djamila, le cœur saigne de songer à toi ! Lèvres serrées, tu braves le corps chaud et plein de la sorcière, et répètes le nom de Jaroslav, le nom de l’homme qui ne t’a jamais touchée comme les hommes d'ordinaire affectent les femmes, le nom de l’homme que tu ignorais aimer. Simplement, un visage, comme porte battante vers un autre monde, rempli de plaines et de blés mûrs, de chants mystérieux qui dans une langue lointaine psalmodient des fleuves et des terres ignorées.

Absente, Djamila n’entendait pas Khadija lui conseiller de se remplumer. Regarde-toi, un véritable épouvantail. Plus de seins, plus de hanches. Une femme, ça ? Une mouette mesquine et insignifiante.

Toute une vie au jus. Pour elle seule, l’heure de la quille ne viendrait pas. Elle qui n’y fut guère se croyait revenue au bled. Des heures entières à malaxer la semoule. Quatorze fois la semaine. La cantine coûte tellement ; réservée aux mères qui travaillent, pas à elle qui jouit du repos éternel, privilège exigé par Mehdi le bon mari. Selon lui, l’honneur du père de famille. Et puis le collège est si près. Rien à faire. Il n’existait qu’une issue et cette issue, son honneur l’avait dédaignée. En trois syllabes, Jaroslav. Une certaine idée du bonheur. Le journal avait jauni ; la grille de mots croisés s’était effacée. Plus rien de notable ne lui était arrivé. Malheureuse, elle ? À d’autres ! Personne ne la maltraitait ni ne lui parlait mal. À quarante ans, dans ce F3 du Neuf-Trois, Cité des Poètes, prends-ton-luth-et-me-donne-un-baiser, Djamila sommeillait ; hors-caste, elle vivait comme vivent les vieillardes. Elle avait été jeune, le resterait tant que les lettres du billet, preuve formelle, témoigneraient. Maladroit, en gros caractères latins sous lesquels l’œil devine le cyrillique, le billet hurle « JOI-MOA ». Seule la supplique demeurée sans réponse invite encore à la danse. Trois syllabes comme un air entêtant du soir au matin, Jaroslav et ce cri jeté au vent. « JOI-MOA », qui devait vouloir dire « rejoins-moi » ou encore « que ma joie demeure », toute ma joie. Inutile herméneutique. Djamila ne sortait de sa torpeur qu’aux instants où, à la télévision, paraissait le pays perdu, la terre natale du tant aimé. Une natte blonde, un costume de serge bleue, des rumeurs évoquant la Poison, l’orange d’une révolution.

Djamila reposait sous le home cinéma, suprême luxe acquis à tempérament. Depuis que Nura, seize ans, avait paru, reine d’un bien pauvre harem, cité des Poètes prends-ton-luth, Mehdi avait cessé de rôder autour d’elle et l’ennui quotidien s’était mué en une perpétuelle nuit à serrer le billet et à épeler des noms de fleuves et de villes – Alma, Dniepr, Serret, Styr, Bazavlouk, Ternioka, Kovomoskousk –, jusqu’à ce qu’un accident domestique la conduise ici, pavillon 15.

Elle m’apparut bizarrement parée. Son foulard rouge passion noué à l’orientale, laissant couler une longue chevelure de jais, jurait avec le vert brutal des chemises de l’hôpital où elle était entrée par la porte des urgences, avant que la sagacité de l’interne de garde ne la dirige vers le département des « peines d’amour perdues ». Seule la main droite avait été endommagée. L’aube naissait sur la sinistre brique de l’hôpital Beaujon de Clichy-sous-Bois-et-sur-Seine. Djamila avait cessé de dormir. Djamila dérivait dans les couloirs déserts, fredonnant une étrange chanson qui parlait de fiançailles interrompues, d’amante jetée à la mer et de jeune vengeur vénitien.


***



Sarah Vajda, Jaroslav et Djamila, Nouvelle Marge, mai 2016, 185 pages, 18 eur

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