Ma Sorcière mal aimée - Médée de Sénèque

Traduction nouvelle de la Médée de Sénèque dans la collection Folio. Souvent considérée comme injouable, cette pièce n’en dégage pas moins une irrésistible énergie. En dépit de ou du fait de sa vertigineuse ambiguïté.


La pièce de Sénèque Médée avait déjà fait l’objet de deux ou trois éditions différentes dans des collections de poche, puisqu’elle avait été au programme du baccalauréat il y a quelques années, mais le Folio Théâtre qui vient de sortir est une véritable édition universitaire : texte latin original, préface d’une cinquantaine de pages, lexique des noms propres, apparat critique… A vrai dire, ce travail aurait plus sa place du côté des Belles Lettres que chez Gallimard et le grand public risque d’être un peu désarçonné face aux compléments philologiques proposant les différentes « leçons » du texte original ou devant une bibliographie qui le renvoie à des éditions datant de 1514 ou 1517.


Le tournis que pourra provoquer cette accumulation d’annexes rejoint toutefois l’essence même du texte : son ambiguïté. Au fil des ans, les commentateurs n’ont cessé de se demander si le théâtre de Sénèque était fait pour être joué ou simplement pour être lu, mais il est assez drôle de constater que ceux qui penchent pour la seconde solution se fondent sur deux types d’arguments totalement contradictoires. Pour certains, une pièce comme Médée relève du « théâtre dans un fauteuil » parce qu’il ne s’y passe pratiquement rien : il y a, bien sûr, ici ou là, des interventions de la nourrice, de Jason ou du chœur, mais l’ensemble ressemble fort à un interminable monologue au long duquel Médée rumine ses malheurs et les injustices dont elle estime avoir été victime. D’autres soutiennent eux aussi que Médée ne saurait être autre chose qu’une pièce à lire, mais parce que, paradoxalement, il se passe(rait) trop de choses sur la scène, en tout cas trop de choses opposées à la bienséance minimale : dans le dernier acte, Sénèque n’hésite pas à « représenter » Médée en train d’égorger ses deux enfants.


Peu nous importe, à vrai dire, qu’une telle pièce ait été conçue pour être mise en scène ou non. Ce qui en revanche nous semble essentiel, c’est le lien qui unit ces deux aspects si différents en apparence, lien d’ailleurs si étroit que Blandine Le Callet, à qui l’on doit cette édition de Médée, se trompe lorsque, évoquant l’Œdipe du même Sénèque, elle affirme qu’Œdipe se crève les yeux sur scène — la chose est en fait rapportée par un messager (mais dans un récit, il est vrai, dont la précision chirurgicale a de quoi faire frémir). Inutile de discuter sur l’horreur du crime commis par Médée. On peut difficilement imaginer plus horrible qu’un double infanticide. Mais toute la pièce est là pour montrer, suivant une optique stoïcienne, que, nonobstant cette horreur qui nous saisit et nous glace tous, il n’existe pas de réalité en soi, ou, plus exactement, que même s’il existe une réalité, la perception que nous avons de cette réalité est tout aussi importante que cette réalité elle-même. Et c’est là, d’ailleurs, que se trouve l’essence du tragique : une même cause peut entraîner des effets opposés, et des causes totalement différentes peuvent produire le même effet ; l’antidote est parfois plus fatal que le poison. Allez après cela prononcer des jugements définitifs et déterminer clairement ce qui va dans le sens de la nature. Comment rétablir l’ordre quand celle-ci elle-même semble accepter que certains violent ses propres lois ?


On connaît, bien sûr, l’histoire de Médée. Par amour, elle a suivi Jason et l’a aidé à conquérir la Toison d’Or. Elle n’a pas hésité pour cela à trahir sa propre famille et à laisser mourir son propre frère. Mais l’ingrat Jason la quitte pour épouser la fille du roi Créon. Usure de l’amour, sans doute, mais surtout réalisme politique et humanitaire, explique l’infidèle. S’il ne se soumettait pas aux ordres de Créon, celui-ci aurait tôt fait de les faire mettre à mort tous les deux, et après eux leurs deux enfants. Mais Jason ne voit pas que la solution qu’il choisit — son mariage avec la fille du roi — va elle aussi entraîner, du fait du désespoir et de la jalousie de Médée, la mort des deux enfants.


Même retournement absurde à l’intérieur de Médée. A un moment donné, sa tendresse de mère parvient à écarter sa rancœur d’épouse délaissée. Tuer les enfants de Jason, sans doute. Mais comment pourrait-elle tuer ces enfants puisque ce sont aussi les siens ? Peine perdue. Elle doit aussi les tuer parce que ce sont aussi les siens — parce qu’ils ont une mère, elle-même, aussi criminelle que leur père : n’a-t-elle pas, comme nous l’avons dit, fait mourir son propre frère pour aider Jason dans sa quête ?


Et lorsque, dans le tableau final, un char surgi du ciel vient emporter Médée après son forfait, l’ambiguïté est loin d’être levée : Médée peut estimer que justice est faite et que les dieux se sont prononcés en sa faveur. Mais Jason ne saurait partager la même foi : « Va donc parcourir les hautes sphères de l’éther, hurle-t-il en la voyant s’envoler sur son char, et témoigne, partout sur ton passage, que les dieux n’existent pas. »


Nous n’aurions sans doute pas eu Corneille s’il n’y avait eu d’abord Sénèque. Toute la dialectique des héros de Corneille, l’identité incompatible des différents protagonistes dans des pièces telles que le Cid ou Horace — Chimène pense exactement comme Rodrigue ; Curiace a les mêmes principes qu’Horace — sont évidemment le résultat de sa formation d’avocat. Mais il n’y aurait pas eu les stances de Rodrigue sans les tergiversations tragiques de Médée (« Pourquoi tardes-tu, mon âme, à présent ? Pourquoi hésites-tu ? Ta violente colère est-elle déjà retombée ? ») et il ne faut pas oublier qu’avant le Cid ou Horace, Corneille avait écrit une Médée éblouissante — donc dénigrée par Voltaire le jaloux — dans laquelle un monologue n’est pas loin de résonner (de raisonner ?) comme l’analyse du morceau de cire chez Descartes.


Où il est encore une fois prouvé que nul n’est méchant volontairement.

 

Ce qui, hélas, n'empêche pas le mal d'exister. Au contraire.


FAL

 

Sénèque, Médée, traduction nouvelle et édition de Blandine Le Callet, établissement du texte latin par Otto Zwierlein, Édition bilingue, Gallimard, Folio Théâtre. 5,00 €.

Juin 2014

Aucun commentaire pour ce contenu.