Serge Filippini : On attend Rimbaud pour la photo !

On se souvient du coup de tonnerre que provoqua en 2010 la découverte d’une photo d’Arthur Rimbaud adulte. Six bourgeois européens, dont cinq moustachus, posant devant deux guéridons de bistrot, en compagnie d’une femme. Un lot miraculeux offert à la providence des collectionneurs. Au dos de ce document anodin : Hôtel Univers. Rimbaud, assis parmi les “siens”, retrouvait un visage et l’offrait à la postérité. Aussitôt, la rimbaldomania – maladie qui affecte tous les adeptes du poète des Voyelles – refaisait surface. Le fétiche était trop beau pour être vrai et trop vrai pour ne pas être, comme la vie de Rimbaud, une fiction.

 

Serge Filippini prend ce document photographique pour prétexte d’un roman et remonte le fil d’une journée ordinaire d’août 1880, quelques heures avant la prise du cliché fameux. Jules Suel, gérant de l’Hôtel de l’Univers d’Aden a décidé de s’offrir un cliché publicitaire. Il a donc invité quelques amis pour faire de la figuration dans ce tableau. Il n’a pas spécialement bonne réputation, ce Suel qui a acheté des nègres et dont la femme est un tyran dans le genre colonial. Lucereau l’aventurier, quant à lui, vient d’adresser un rapport aux Anglais, pour dénoncer le trafic d’esclaves pratiqué par le pacha Abou Becker, gouverneur local. Riès, lui, est descendu de sa chambre. Employé aux écritures chez César Titan, rival d’Alfred Bradey tout comme lui à la tête d’une factorerie de café, il a mal dormi et fait des rêves étranges où passait le nouveau contremaître de chez Bradey, ce Rimbaud que tout le monde attend pour la photo. Quand il a fini de surveiller les trieuses de café, Rimbaud aime boire une tasse de thé chez son Concepinge, français comme lui, à l’enseigne de l’Univers. Bidault, échappé de sa condamnation pour participation à la Commune, est là aussi. Chacun y va de ses récriminations, commentaires, ragots et autres racontars que Rimbaud-le-retardataire inspire. Il serait penché vers son propre sexe, dit-on avec malveillance. Qui est-il vraiment ? Un révolutionnaire ? Un héros de la guerre contre les Prussiens ? Un inventeur ? Un artiste ? On divague, on extravague, certains prétendent même que le contremaître habitué de la maison a laissé des écrits stupéfiants avant de s’enfuir à l’orée de l’âge adulte, en abandonnant son trésor comme s’il était maudit.  

 

Révoil, “photographiste” missionné par la Société de géographie pour dresser les cartes du Soudan et chercher les sources du Sobat doit procéder à la capture de la scène. Sa guillotine est en place, le couperet ne va pas tarder à tomber. Emilie Bidault, mal mariée, fascinée par ce voyageur métaphysique dont elle note les fulgurances tombée de sa conversation, est amoureuse de cet énigmatique Rimbaldo. Elle est venue le chercher. Elle sait qu’il souhaite acquérir une chambre photographique. Rimbaud n’en peut plus, d’ailleurs, de cette existence misérable d’Aden. Il songe à se constituer une petite rente pour retourner dans les Ardennes et se marier. C’en est fini des merderies impieuses de sa jeunesse. Le fantôme émacié répond aux questions de cette Emilie vampirisée, première rimbaldomaniaque. Rimbaud évoque cette journée détestable qui dure depuis sa naissance. Elle cherche à tirer la plus importante des confidences : le contremaître est-il l’écrivain repenti dont certains évoquent l’œuvre avec des trémolos dans la voix. Bien sûr que non ! La sagesse, c’est de se taire, répond l’auteur d’Une saison en enfer.

 

Rimbaud prend la défense du pacha trafiquant d’esclaves. On s’engueule, on en vient aux mains. Lucereau ne veut plus être pris en photo avec ce colon de la pire espèce. Réconciliations. Le grand tableau photographique finit par se faire. Les sept personnages – artistes de la vie – s’immobilisent devant la bouche d’ombre d’une salle sans fraîcheur qui rappelle l’au-delà. Que pensent-ils, ces commerçants, explorateurs, au moment où leur expression se fige pour l’éternité ? Serge Filippini, avec les flous nécessaires d’un “roman vrai” très plausible et tangible comme une photo, échafaude en 152 pages somptueuses la possible réponse.

 

Pas facile de photographier l’âme des fantômes, pas plus que de capter les désirs obscurs des hommes. Emilie, qui rêve d’une vie “rimbaldienne”, répond à sa manière et au nom de cette photographie désormais légendaire : elle avait rêvé d’explorer l’univers visible – l’univers des voyageurs, la surface du monde, le royaume de la lumière et de la volonté –, et voici qu’elle était suspendue tout à coup au-dessus d’un grouillement de désirs obscurs.          

 

Frédéric Chef

 

Serge Filippini, Rimbaldo, La Table Ronde, coll. « Vermillon », avril 2014, 152 pages, 16 € 


> Lire également la critique de Rimbaldo par Olivier Philipponnat

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