Serge Filippini : Sept personnages en quête d’auteur

Sans doute est-ce bien Arthur Rimbaud, à droite, sur la fameuse photo retrouvée en 2010, en bizarre compagnie sur le perron du grand hôtel de l’Univers, à Aden ; ou sans doute pas. Ce point-virgule est le point de départ d’un roman qui, après tout, n’en est peut-être pas un. Qui sait si les vies antérieures prêtées à chacun de ces fantoches un peu farauds, un peu stupides, cinq hommes et une femme, ne sont pas plus réelles que ce cliché ? Seul un romancier inspiré et scrupuleux pouvait l’authentifier en l’inscrivant dans un récit plus vrai que nature. On ne doute plus, en le refermant, que ce visage las et lointain soit en effet celui de « Rimbaldo » (comme l’appelle sa sensuelle et romanesque voisine), ce butor discourtois sur lequel courent tant de racontars. 

L’entrée en scène de ce cet homme indéfini est digne de Bartleby. Elle tient en quatre syllabes : « Je n’y tiens pas. » Il figurera pourtant sur la « photographie naturelle » dont Jules Suel – le zouave à carreaux au centre du cliché, patron de L’Univers – entend tirer une carte postale publicitaire. Le photographe Georges Révoil (à gauche) a cédé sa place derrière le trépied à Mme Suel, dont on ne verra pas les traits tirés par l’adultère. Car il règne sur ce roman très maîtrisé, fruit d’une intense observation et d’une documentation si peu visible qu’on la croirait inventée dans les moindres détails, un climat cathartique portant chacun de ces colons – sauf Révoil – à l’indélicatesse, aux rugosités de langage et au trafic d’armes, d’esclaves ou de mœurs. Défiance, fanfaronnade, mensonge et libido se disputent ces têtes et ces cœurs cuits et recuits, dont les répliques sans détours usent peu de salive. 

Et Rimbaud, dans tout cela ? Habillé d’une vareuse d’ouvrier, un visage en forme de point d’interrogation, il se méfie de lui-même, serre les poings et préfère mâchonner son qât pour ne rien dire de déplaisant. Peut-être est-ce lui, revêche, indéchiffrable, qui énerve et agite à ce point leurs consciences plus ou moins tranquilles – car on ne se retrouve pas à Aden, en 1880, au terme d’une croisière d’agrément. Peut-être, finalement, n’y a-t-il que lui d’authentique dans ce carnaval de fausseté. 

Ce qu’il faudrait maintenant que le décor est planté, c’est en faire une pièce de théâtre. Les dialogues rythmés au trébuchet, taillés à la justesse de ces cervelles durcies, passeraient aisément les quelques marches qui séparent de leur public – gamins hilares et muletiers arabes – ces sept personnages en quête d’auteur. Ils l’ont trouvé en Serge Filippini, qui rectifie les flous de leurs visages et nous les grave en mémoire. 

Olivier Philipponnat 

Serge Filippini, Rimbaldo, Libretto, avril 2018, 160 pages, 8,10 €

 

> Lire également la critique de Rimbaldo par Frédéric Chef

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