Écrits d’hier pour les temps présents : la collection "Dyschroniques"

Créer une nouvelle collection littéraire suppose de combler de multiples attentes : le lecteur est en droit d’en exiger l’originalité dans la sélection des œuvres, une force de cohésion suffisante pour les faire graviter autour d’un genre canonique ou d’un thème commun, une homogénéité dans la présentation matérielle. Les Éditions du Passager clandestin ont relevé cette triple gageure avec leur série « Dyschroniques » qui compte à ce jour une quinzaine de titres tous plus intrigants les uns que les autres.

 

Philippe Lécuyer, maître d’œuvre de l’entreprise, la présente en ces termes : « Dyschroniques exhume des nouvelles de science-fiction ou d’anticipation, empruntées aux grands noms comme aux petits maîtres du genre, tous unis par une même attention à leur propre temps, un même génie visionnaire et un imaginaire sans limites. »

 

Tout est dit ? Tout commence, en fait… Parce que chacun des ces élégants volumes gris clair, dont le contenu est ramassé en quatrième de couv’ dans une unique phrase d’un alléchant laconisme, constitue un véritable choc. Combien de fois se prend-on, alors que l’on est immergé dans le récit, à compulser la notice de présentation finale pour s’assurer de l’année à laquelle il a paru ? Quoi, ce qui nous est décrit dans ces pages ne date pas d’hier, de ce matin ? Non… C’est bien en 1969 que « Ben Bova imagine une expédition pionnière où la quête de soi se mue en choc des civilisations » ; en 1962 que « Mack Reynolds imagine une société où la guerre est l’affaire des multinationales » ; en 1950 que « Poul Anderson imagine l’anéantissement de la diversité culturelle par un impérialisme intergalactique ».

 

Certes, il y a parfois des situations qui confinent à la fantasmagorie inhérente à la SF pure : des rencontres du troisième type, des inventions aberrantes, des créatures dotées de qualités ou de pouvoirs inconcevables. Mais ces Dyschroniques sont avant tout autant de miroirs légèrement déformés qui renvoient l’image de notre affolante modernité. La vogue sécuritaire, l’eugénisme, l’hypermédication, la surpopulation, la privatisation des troupes armées, le délire croissantiste, les dérives de l’informatique, rien n’avait échappé aux lucides intuitions de quelques esprits qualifiés à l’époque de doux rêveurs, voire de sombres cauchemardeurs.

 

Un palmarès ? D’accord, mais signalons d’emblée que la démarche de sélectionner des spécimens n’est en rien dictée par le mesquin souci d’orienter le consommateur directement vers « le meilleur » afin de lui faire économiser l’achat de titres subalternes : la plus onéreuse des trouvailles regroupées dans cet ensemble coûte huit euros ! Il ne sera donc question ici que d’un panel d’authentiques coups de foudre.

 

À tout seigneur… Norman Spinrad, auteur révéré du très polémique Rêve de fer, nous embarque en compagnie de quelques touristes dans un survol en hélicoptère des ruines du Continent perdu, soit les USA. Rongé par la pollution, la crise économique et les contre-effets de sa cancéreuse hubris, l’Empire a connu son inéluctable déclin. Dès lors, ce sont les habitants de la nouvelle puissance montante, l’Afrique, qui viennent en visiter les beaux (?) restes. L’Empire State Building fait ainsi figure de dérisoire Parthénon émergeant des nuages de gaz carbonique, et les escales dans les quartiers où survivent les ultimes indigènes ne sont guère prolongées… Magnifique leçon de relativisme historique – ce qu’était déjà sa contre-utopie mettant en scène Hitler –, ce roman confirme que Spinrad est un auteur majeur du XXe siècle, dont le génie transcende le genre dans lequel il s’illustre.

 

v_pasclandysch01.jpgLe Testament d’un enfant mort du Parisien Philippe Curval n’est pas troublant que par son titre, il l’est aussi par sa forme : découpé en cinq « mémoires » et en douze « stocks », ce texte est la recension, forcément apocryphe, des sensations d’un nouveau-né voué à disparaître peu après son arrivée au monde. Le scientifique qui s’exprime dans les chapitres inauguraux s’interroge sur un phénomène inquiétant, à caractère épidémique, qui aurait gagné l’humanité : l’hypermaturité, qui conduit les bébés à vieillir en un éclair, et donc à mourir très tôt. Étant arrivé, au moyen d’une technologie de pointe, à pénétrer la conscience de l’un des ces « hypermaturés », le chercheur cède la parole à cette entité vague qui parvient à décrire en termes très précis, mais sans en expliquer les tenants et les aboutissants, les réalités les plus banales (objets, impressions, contacts). Empreint d’un pessimisme radical, cette rareté littéraire provoque un réel malaise, mais propose, en plus d’un questionnement d’ordre scientifique, une réflexion sur la possibilité d'encore éprouver la magie de cette période privilégiée, l’enfance, à l’ère du désenchantement.

 

L’Italien Lino Aldani faisait preuve d’une autre truculence pour aborder la thématique de la santé publique quand, en 1963, il dépeignait, dans 37° centigrades, une société dont les citoyens étaient en permanence prévenus, contrôlés, surveillés, quant à leur état de santé. Température, poids, vaccins, hygiène de vie… Rien n’échappe à la vigilance des agents de la tentaculaire CGM (Convention Générale Médicale), qui vous couve, vous protège, vous encadre, vous admoneste. Et gare au rebelle qui voudrait rompre avec cette étouffante logique. Nico Berti est de ces réfractaires. Il ne supporte plus qu’on lui tape sur l’épaule à tout moment de la journée pour savoir s’il a pris ses pilules, ses vitamines et si ses dents sont propres, et si son certificat numéro untel est à jour… Il ose se désinscrire de la CGM, redevenir un homme libre, enfin dégagé des contraintes du Big Brother en blouse blanche qui le mate en permanence – dans les deux sens du terme. Jusqu’au jour où il effleure un fil de fer barbelé et qu’une égratignure… Un bijou d’ironie, mais qui vous fera regarder autrement certaine pub pour une assurances-décès ou un spray antitussif.

 

« En 1946, Murray Leinster imagine les dérives d’un réseau informatique mondial. », et comme remède aux ravages du pouvoir des « logiques » (lisez « ordinateurs »), son héros, modeste réparateur de ces machines trop intelligentes et envahissantes, ne trouve de meilleur remède… que de les éteindre définitivement. Cette courte fable fera grincer les dents aux geeks et autres nomophobes ; elle donnera par contre aux luddites en herbe l’irrépressible envie de se fournir en papier émeri et de polir leur maillet.

 

Enfin, il y a La Tour des damnés de Brian Aldiss. Ne haussez pas les sourcils, vous n’êtes pas face à un remake de roman gothique, avec nuages noirs courant devant la pleine lune et cris horribles jaillissant d’un donjon délabré. La Tour qu’imagine Aldiss, située à Delhi et plus proche de l’architecture d’un Le Corbusier, est un immense labyrinthe de béton de dix niveaux, chacun divisé en cinq étages. Dans ce phalanstère grouillant se déroule « une expérience aux proportions babyloniennes sur les effets de la surpopulation ». Publié en 1968, ce roman très sombre et magistralement mené en son intrigue à caractère archéofuturiste se situe à la convergence des alarmes de certains scientifiques quant à l’explosion démographique (la même année paraissait l’étude catastrophiste La Bombe P. du biologiste et entomologiste Ehrlich) et des explorations psychédéliques sous LSD de la beat generation. Un cocktail détonant.

 

Le Passager clandestin s’était déjà imposé comme un éditeur engagé et dissident, avec sa collection sobrement intitulée « Désobéir », ses rééditions de Bakounine, de La Boétie ou de Zo d’Axa, ses beaux livres sur les affiches politiques ou sur René Char. Avec ses Dyschroniques, il pose un nouvel acte militant : prouver que l’anticipation – une forme littéraire malencontreusement étiquetée « de genre » en français, mais que l’Italien Aldani avait eu l’intelligence de rebaptiser la Fantascienza – comporte, en sus de sa vocation de divertissement, un formidable potentiel de subversion. Et qu’elle peut prétendre, autant que l’essai, indiquer le Nord à une humanité déboussolée.

 

Frédéric SAENEN

 

Norman Spinrad, Continent perdu ; Philippe Curval, Testament d’un enfant mort ; Lino Aldani, 37° centigrades ; Murray Leinster, Un logique nommé Joe ; Brian Aldiss, La Tour des damnés, Collection « Dyschroniques », Éditions le Passager clandestin, entre 4 et 8 euros le volume.

Si vous fréquentez un libraire qui n’a pas eu assez de flair pour garnir son rayon SF de « Dyschroniques », le meilleur moyen de vous procurer les pépites de ce filon est de passer par le site Internet de l’éditeur : lepassagerclandestin.fr

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