Simon Liberati et les Stones : une performance...

Et si je vous racontais ce qui m’est arrivé le 1er décembre de l’an de disgrâce 2021 ? (Hurlements d’un public ou lectorat énamouré ; Michèle est la première à allumer son téléphone, Slavka son briquet ; Lisette enlève son s-g et le jette sur scène ; Angélique s'évanouit.) Poursuivons donc.
Le 1er décembre 2022, musardant comme à l’accoutumée dans l’une de mes vingt-sept librairies favorites, j’aperçus un roman récemment paru du sieur Simon Liberati. J’ouvris le livre à la page 11, ce qui me permit d’en comprendre le titre : Sur l’affiche originale du film "Performance", le visage de Mick Jagger… et aussitôt saisi, concerné, mobilisé, je m’emparai de cet ouvrage (au lieu de sagement le demander au service de presse) et je le payai. Comme je n’avais pas payé un seul livre depuis au moins deux jours, l’émotion fut grande. Au moins, je n’allais pas m’emmerder ce soir-là, avec un bon verre de Bunnahabhain (les whiskies de l’île d’Islay ont ma préférence, j’en reparlerai) et ce roman, Performance, à déguster. Mais je fus distrait de cette tâche sacrée par une de mes nombreuses lectrices qui était venue me voir, envoyée par son mari, relisez Klossowski : La Monnaie vivante ou Roberte ce soir,  et toute cette sorte de choses.
Puis, Noël approchant, j’oubliai ce bon livre et c’est seulement le 26 avril que je le repris et le lus. Quel bonheur ! Simon Liberati reste pour moi associé à un souvenir inoubliable : invité à l’émission de Thierry Ardisson il y a un paquet d’années, il entra sur le plateau, légèrement hagard et surtout ennuyé d’être là ; comme il titubait quelque peu, Laurent Baffie, comme s’adressant à un loufiat imaginaire, s’écria : "Garçon ! La même chose que Monsieur !" ce qui fit rire, et laissait clairement entendre que Simon Liberati était stoned. Dès ce moment, l’homme me plut, et ensuite, l’écrivain. Je lus Eva, puis Les Rameaux noirs, et Les Violettes de l’avenue Foch, et Les Démons, et… Bref, je me plongeai dans les méandres baroques de cet écrivain, mon contemporain, mon semblable, mon frère. Maintenant (27 avril – 5 mai) comble de ravissement ! En lisant sa narration – un barbon épuisé mais encore capable d’écrire, affublé d’une lolita plutôt casse-couilles, s’exile à la campagne pour écrire le scénario, les dialogues et tout le toutim d’un documentaire sur Performance, les Stones et… je m’y attendais quand même un peu : Brian Jones !
Or, Mesdames, Mesdemoiselles, j’ai une sorte de relation privée, spéciale, quelque chose d’idiosyncrasique avec Brian Jones, dont chacune sait qu’il se sentit exclu par les autres Stones et surtout Keith Richards, qu’il abusa donc de certains produits, ѬѬѬ – qu’il fut trahi par Anita Pallenberg et devint cette petite chose malade et blottie dans une fourrure à l’arrière d’une superbe Bentley bleue. Puis il mourut. Suicide, peut-être, accident sûrement, dans sa piscine, sans doute gavé de produits, ѬѬѬ – et dans son roman Simon Liberati explique tout cela, revient là-dessus, réexplique et digresse… Or, miracle ! ce n’est pas ennuyeux, c’est fascinant, nous adoptons la conduite erratique et ingérons la fascination de ce vieux scénariste qui se pisse dessus et se livre à de scabreuses confidences : J’avais baisé avec des femmes qui avaient plus de 70 ans, aussitôt entrées dans la montée du plaisir, elles rajeunissaient comme par magie, leur beauté ancienne revenait les visiter, tels ces fous qui reprennent soudain raison quelques instants […]. Toutes ces confessions que nous aimons tant font penser que, de Jean-Jacques Rousseau à Points de Vue-Images du Monde, la distance est plus courte qu’on ne le croit : nous apprécions les récits d’egos embourbés dans leur glu, et peu de gens osent l’avouer, sauf vous et moi, chères lectrices, bien sûr…
Il est donc temps de livrer, à mon tour, mon pesant de rolling-stonesologie, humble contribution à l’histoire de Brian Jones, car en 1988 ou 89, je me trouvai en train de fabriquer, avec mon ami William Duncan (Billy : 1954 – 2021, R.I.P., old boy ! Chère vieille chose…) à fabriquer donc, pour France-Cul, une émission que j’avais intitulée Cut-Up, en hommage à la technique de Brion Gysin qu’avait reprise ultérieurement William Burroughs. L’excellente traductrice de Burroughs, Sylvie Durastanti, me brancha sur une dame qui avait accueilli Burroughs à Paris, laquelle nous conduisit dans un manoir de la Sarthe où avait séjourné Brion Gysin. Abrégeons : il y avait là tout plein d’archives de Gysin et de ses copains de la Beat G., et nous découvrîmes une bande originale – vous êtes bien assises, mes beautés ? – des Rolling Stones !
Billy enroula aussitôt la bande sur son Nagra et là… ô souvenir impérissable ! Nous écoutâmes les Stones jouer dans une villa marocaine avec les musiciens du Jajouka, oui, les musiciens préférés du roi du Maroc. Ivres ou enfumés, ils chantaient ou gueulaient, s’accompagnant de leur oud ou de leur darbouka, au point que par deux fois l’un de ces musicos arabo-andalous cria : "Ah ! Brian Jones, Joujouka Rolling Stones !" et ensuite, afin de rimer : "Ah ! Brian Jones, yes iz he very stoned !?" ce qui sonnait comme "Izivéristônnd", phrase que rarement les Marocains profèrent.
Quelqu’un eut la sottise de confier cette bande aux archives de Radio-France ; deux semaines plus tard, alors que nous voulions nous en servir pour notre émission, elle avait disparu… Je pardonnai à Billy, car c’est lui qui, pendant des années, m’avait initié aux délices des whiskies plus haut cités : d’Islay ou de l’Écosse de ses ancêtres.
Donc, en 1967, Brian Jones toujours vivant faisait le bœuf avec les musiciens du roi du Maroc. J’ignore si notre ami Liberati connaît cette histoire. Son roman devient de plus en plus passionnant vers la fin : le narrateur cacochyme, égrotant mais encore ingambe, se rend dans le sud de l’Espagne vers le lieu du tournage, toujours accompagné d’Esther, qu’il craint de perdre car le jeune comédien mal foutu qui doit interpréter Brian Jones tendit [ à Esther ] l’étui de cigarette électronique qu’elle avait oublié sur la banquette arrière, ces deux-là se comprirent tout de suite à demi-mot, au passage de ses doigts je sentis une petite odeur fleurie de savonnette.
Toutes ces petites histoires en font une grande… C’est un foutu chef-d’œuvre que ce Performance (qui d’ailleurs en novembre obtint le Renaudot, excusez du peu). Voilà… J’arrête. Lisez Liberati !

Bertrand du Chambon

Simon Liberati, Performance, Grasset, août 2022, 247 p.-, 20€
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