Art et magie sociale

                   

En 1657, Nicolas Poussin (1594-1665) peint, sur une commande de Jacques Serisier, une Fuite en Egypte au voyageur couché. Cette toile majeure (mais longtemps mésestimée…), représentant Joseph, Marie et l’enfant Jésus guidés par un ange alors qu’ils fuyaient la colère d’Hérode, disparaît pendant des siècles avant de réapparaître dans les années 1980… en plusieurs versions… Forcément, une seule était authentique mais les plus grands experts mondiaux s’affrontèrent à ce sujet… L’une de ces versions est acquise par le musée des Beaux Arts de Lyon pour la modique somme de 17 millions d’euros.

Le sociologue Bernard Lahire, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, saisit l’occasion de cette bataille d’experts aux allures d’intrigue policière et d’épopée judiciaire pour montrer les ressorts de cette « magie sociale » à l’œuvre derrière l’histoire d’un tableau – et analyser notre rapport à l’art ainsi révélé par cette efficacité magique jadis étudiée par l’anthropologue Marcel Mauss : « Nos sociétés marchandes, étatisées, scolarisées, industrialisées et qui ont développé les sciences et les techniques, sont des sociétés tout aussi magiques que l’étaient les sociétés sans Etat, sans écriture ni économie, sans marché ni industrie, sans sciences ni technologies très sophistiquées ».

Qu’est-ce qui, au fond, fait la « valeur » d’un tableau ? Les croyances d’antan agiraient-elles encore sur nous à la manière d’une « persistance mentale » ? Notre rapport à l’art s’inscrirait-il dans une « longue histoire de la domination et de la constitution du sacré » ainsi qu’il le suggère ? « Changer un crapaud en beau prince relève du conte de fées, mais faire de ce qui n’était jusque-là parfois considéré que comme une vulgaire « croûte » un tableau de maître, faire d’un simple morceau de métal une monnaie qui a beaucoup de valeur, transmuer un objet ordinaire en sainte relique, déclarer mari et femme un couple ou nommer chevalier un palefrenier, tout cela est non seulement possible et tout à fait efficace, mais le résultat de ces transmutations a des conséquences réelles  dans la vie sociale des objets ou des individus concernés. De ce point de vue, la magie n’est pas près de disparaître du monde social car elle est une propriété consubstantielle des sociétés hiérarchisées. ».

Cette « création de valeur » opère autant dans l’art qu’en politique, en économie, en science ou en religion. S’agissant d’une « authentification » de tableau, c’est toute une mécanique sociale qui se met en branle, par les intérêts croisés de propriétaires de l’œuvre et de l’historien de l’art qui engage sa réputation – son pouvoir de « dire la valeur »…

Pour le sociologue, dès qu’on parle d’art, le vocabulaire de la domination s’impose. Sous-titré « essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré », l’ouvrage de Bernard Lahire met à nu l’ensemble du système de croyances collectives qui confère leur valeur aux personnes ou aux choses et la relation de dominé à dominant qui peut prendre la forme de l’envoûtement – s’il n’y a pas de société sans rapport de domination, il n’y a pas non plus de société sans sacré : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la transformation du sacré, c’est-à-dire l’histoire de la transformation des rapports de domination qui fondent l’opposition entre le sacré et le profane ».

La fascination devant une œuvre d’art, retirée de la circulation des « objets ordinaires », ou la déférence devant un artiste dans sa « singularité démiurgique » procèderait donc d’un « transfert de sacralité » ? « Le sacré est autant dans le fétichisme des marchandises ou l’aura des œuvres d’art que dans les institutions religieuses et les discours mythologiques ou théologiques ». Et s’il y avait des « fictions de pouvoir » par lesquelles on consentirait à être dominé ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Pour le sociologue, la cage dorée n’est pas prête de s’ouvrir…


Paru dans les Affiches-Moniteur


Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, La Découverte, 550 p., 25 €

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