Service funèbre : Stefan Zweig et Gustav Mahler

Six pages inédites de Zweig, une centaine de vers exaltés sur le chef d’orchestre Mahler, dressé face aux éléments, et qui s’appliqueraient à tout autre que lui si leur panthéisme, leur chromatisme, leur nietzschéisme n’évoquaient à coup sûr les premières symphonies du maître, celles que Zweig entendit à vingt ans et qui eurent sur son âme le même effet libérateur, autour de 1900, que le souffle puissant de Verhaeren sur les pages appliquées du jeune esthète viennois. Six pages écrites en 1910, à une époque où Zweig – qui publie son hagiographie de Verhaeren – ne se fait pourtant plus grande illusion sur son propre génie poétique. Mais il s’agit de célébrer le cinquantième anniversaire de celui qui fut, plus qu’une part de sa jeunesse, un modèle d’épanouissement artistique pour le jeune juif viennois qu’était Zweig, de vingt ans son cadet.

 

Mais six pages ne font pas un livre. L’éditeur en rajoute un peu lorsqu’il assure que le texte principal de ce mince recueil, « Le Retour de Gustav Mahler », n’avait été que « furtivement édité » dans Hommes et Destins, passionnant florilège de portraits (Proust, Freud, Rilke, Roth, Herzl, Jaurès…) disponible au Livre de Poche. D’autant que la traduction de David Sanson, impeccable, se démarque assez peu de celle d’Hélène Denis-Jeanroy ; mais il a l’intelligence de préférer « démonique » (dämonischer) à « démoniaque », renvoyant de façon explicite non à Lucifer mais au « démon » particulier caractéristique, selon Zweig, de la psychologie des grands hommes, ce « ferment qui met nos âmes en effervescence » (Le Combat avec le démon, 1925). Le terme revient d’un bout à l’autre de ce texte, paru en 1915 dans la Neue Freie Press, quatre ans après le retour définitif de Mahler, agonisant, à Vienne.

 

On est toujours frappé, en parcourant les portraits de Zweig, par l’abondance des images surnaturelles surgies sous sa plume pour traduire sa fascination. C’est le devoir même du critique, expliquera-t-il en 1922, d’envisager les hommes « comme le savant explique les phénomènes obscurs de la nature » (« Sainte-Beuve »). Aussi est-ce autant l’homme que le phénomène élémentaire, « force naturelle, élément inanimé », que Zweig observe chez Mahler, comparé tantôt à une bouteille de Leyde, tantôt à un volcan en fusion, semblant défier les sciences humaines. C’est un trait propre à Zweig, depuis son plus jeune âge, de contempler d’en bas les héros de l’Histoire et de l’art. La découverte de « l’inimaginable majesté des Alpes », dans Ivresse de la métamorphose (son roman inachevé), est l’image même de l’éveil de son héroïne – métaphore grandiose qui lui venait déjà, vingt ans plus tôt, pour évoquer l’art de Mahler : « Blocs de pierre, montagnes, roches primitives de l’esprit. » Ce désir d’« être vaincu par quelque chose de toujours plus grand » (Rilke) s’épanouit dans son œuvre critique, dans ces deux portraits de Mahler, mais aussi dans celui qu’il laissera en 1936 d’Arturo Toscanini, successeur de Mahler au Metropolitan Opera de New York et lui-même en quête de « formes toujours plus élevées » (Portraits et Souvenirs).

 

Bertrand Dermoncourt, dans une préface où tout est dit des rapports de Zweig avec l’art des sons, rappelle que son admiration pour les démiurges de l’esprit pouvait se doubler d’une curiosité maniaque. En mai 1911, à bord du même transatlantique, Zweig n’eut d’autre geste de compassion envers Mahler, mourant sur sa chaise longue, que de l’épier durant la traversée, sans songer à porter ses valises lors du débarquement à Cherbourg : « C’était un écrivain, dira Alma Mahler, il était surtout prêt à rendre service en paroles. » Service funèbre, en effet, que les paroles de ce « Retour », hommage au créateur d’univers tout autant qu’au « monde d’hier » auquel elles semblent arrachées. Zweig n’aura pas porté les valises de Mahler ; mais un siècle après sa mort, telle une plaque photosensible, il nous apporte un témoignage ébloui de son aura.

 

Olivier Philipponnat

 

Le Retour de Gustav Mahler, de Stefan Zweig, traduit de l’allemand par David Sanson, introduction de Bertrand Dermoncourt, Actes Sud, avril 2015, 60 p., 9,80 €.  

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