La nuit scoptophile

Ce livre va paraître le 16 janvier 2014. 


Entre exhibitionnisme et  voyeurisme, au cœur de la nuit et de la cité :  la poésie de l'obscène.


Avant tout un peu de vocabulaire pour ceux qui comme moi ne connaissaient pas ce mot, la scoptophilie c'est le plaisir de regarder. Le mot peu usité est  plus aimable que voyeurisme. 


Je peux avouer que le communiqué de presse accompagnant l'ouvrage m'a semblé si  abscons que j'ai ouvert le livre avec réticence. Mais fort heureusement, l'essai est plus limpide et véritablement passionnant. 


Mi-livre d'art, mi-essai, La nuit scoptophile est un petit joyau insolite, érudit  dans le texte et poétique par les images pourtant porno pour la plupart.

  

Stéphan Lévy-Kuentz, construit son essai sur le travail photographique "Exhibitions" de Fleischer. Car ce  livre réunit trois  hommes, Alain Fleischer, Stéphan Lévy-Kuentz et Daniel Arasse qui livre en fin d'ouvrage le texte Sexe en ville, une analyse de la série Exhibitions.  Des orfèvres qui s'expriment avec des images et des mots  pour interroger notre rapport à l'inconvenant, à l'exhibitionnisme, au voyeurisme,  au sexe,  à l'impudeur, à l'érotisme et à la pornographie. Non pas en tant que simples concepts mais sur la façon dont tout un chacun se confronte à la présence et au  langage des corps exposés.


Fleischer écrit  dans la préface avoir voulu éclairer la ville par les images, rendre visible l'imaginaire urbain de la nuit  et explorer la libido collective par cette représentation graphique. 

Dans la série photos Exhibitions, il  projette  nuitamment  à l'insu de tous des photos  lumineuses de scènes porno agrandies sur les façades de grandes villes endormies. La rencontre visuelle du privé qui semble miniature (les petites  fenêtres des appartements éclairées ou pas, renfermant l'intimité des gens) et l'espace public (les façades, les rues) oblige le regardant (mais le lecteur n'est-il pas par définition un scoptophile pour ne pas dire un voyeur?) à faire aller son regard de l'intime  minuscule à l'extime extrêmement grand.  

Ce qui est exhibé sur les murs se déroule réellement, caché à l'abri des murs. La nuit citadine est remplie de gémissements et de cris de désirs et de plaisirs. Regarde, c'est là, en gros plan, les sexes imbriqués, c'est projeté  sur ton mur, mais tu ne le vois pas et tu ne veux pas  le savoir, ou alors tu peux le mater, te rincer l'oeil. Ça t'est arrivé cette scène de sexe ou bien tu l'as fantasmée mais ça existe bel et bien puisque c'est visible, tu sais que ce que tu vois, c'est ton double. Ce que tu trouves pornographique, c'est donc ce que tu fais de ton corps, l'amour, dans ta chambre ou dans ton salon... La photo, l'exhib te semblent  porno, mais la chose en elle-même est finalement érotique et pas sale puisque  c'est ta sexualité. Voila ce que dit cette mise en abyme. L'obscène est mis en scène alors que justement ce qui est obscène est ob-scène, c'est à dire en dehors de la scène. C'est un choc pour celui qui regarde cette série de photos regroupées pour beaucoup vers la fin de l'essai ;  et c'est probablement ce que veut le photographe, que cette prise de conscience opère.


Obscénité. Ce mot obscène me semble impossible à définir réellement. Il dit parait-il la saleté, l'interdit social, l'impur...et  Flaubert assure que ce qui est obscène l'est et est immoral que parce qu'il ne dit pas la vérité de la vie, que ça ne se passe pas comme ça dans la vie. 

Pourtant une image en gros plan de pénétration dit bien une réalité.


Bref,  de façon inattendue et très curieuse, ce qui n'est pas montrable sur la place publique et qui est ici exposé en pleine nuit en pleine lumière ne fait ni fuir le regard ni le rend salace. Je le reçois même comme quelque chose de  très poétique parce que Fleischer  a délocalisé la scène indécente. Pour un peu on repartirait sur la pointe des pieds ou on contemplerait plutôt qu'on se rincerait l’œil car je trouve que la crudité de la scène est purgée de sa charge sulfureuse.


Levy-Kuentz n'est pas toujours facile à lire il faut bien le dire, mais enfin le livre est dédié à Quignard, qui lui-même donne parfois mal à la tête même s'il est passionnant. 

L'auteur de l'essai,  sans cesser de faire référence aux travaux de Fleischer,  nous convie à une balade très culturelle au travers d'œuvres cinématographiques, picturales  ou philosophiques   pour traquer au fil du temps ce qui relève du corps sacré, de son dévoilement et de sa représentation  pornographique et tente d'analyser pourquoi on se choque ou pas des  représentations impudiques que l'on reçoit  parfois comme des attentats à la pudeur. 

L'importance du "décor" dans lequel s'inscrivent ces indécences joue beaucoup dans la façon dont on les perçoit. Et la série Exhibitions de Fleischer le révèle. 

La réflexion est inédite et vient à point nommée dans une époque qui se croit très érotisée quand elle n'est que banalement sexualisée et tristement désenchantée. 

Sans perdre le fil conducteur de la série Exhibitions de Fleischer et en  convoquant  des artistes et des intellectuels de toute époque, par exemple et dans le désordre ...Platon, Kubrick, Clouzot, Manet, Oscar Wilde, Botticelli ou Hitchock...l'auteur analyse  finement le cheminement de leur perception de l'intime, du sexe propre et du sexe sale, et du sentiment de honte éprouvé à penser, dire et regarder le désir et le plaisir.


 Ces trois regards croisés  sur le sexe montré et regardé incitent le lecteur à s'arrêter sur sa propre perception  de la pornographie et de l'érotisme. Érotisme d'ailleurs dont se méfie Lévy-Kuentz, reprochant aux mots du registre  de tout vouloir dire d'une chose qui se perçoit plutôt qu'elle ne se définit.


Et pour aller plus loin lire l'ITV de l'auteur faite par Transfuge


Anne Bert

La Nuit scoptophile - Stéphan Lévy-Kuentz- editions Dumerchez - A paraître le 16 janvier 2014 - 19 euros

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