"La Littérature en péril" de Tzvetan Todorov, Les Lettres volées

France, mère des arts… Mais Todorov craint à juste titre qu’au train où vont les choses, la France ne devienne surtout marâtre de la littérature.


L’édition originale (parue en 2007) de l’ouvrage de Tzvetan Todorov La Littérature en péril a déjà fait l’objet d’une longue analyse dans les pages du Salon littéraire, mais nous voulons signaler ici sa récente réédition en « poche », dans la collection Champs Flammarion — réédition d’autant plus appréciable qu’il était devenu vite introuvable, alors qu’il n’avait et n’a toujours rien perdu de son actualité. On parle constamment de la baisse du niveau des élèves dans l’enseignement français et dans l’enseignement du français ; on s’interroge beaucoup moins sur la manière pourtant très coupable dont on leur fait étudier la langue et la littérature.


La Littérature en péril est un livre court. De fait, il n’a pas besoin d’être long, puisqu’il ne fait que reprendre certains principes que Proust, à la suite de Ruskin, et avant Paul Klee, avait déjà clairement énoncés à propos de l’art, mais qu’on s’était appliqué à oublier à partir des années soixante. L’artiste n’est pas Dieu ; il ne crée pas ex nihilo ; sa matière est celle qui existe déjà, à savoir la réalité. Mais, pour notre plus grande joie et parfois non sans un certain agacement de notre part (puisque nous sommes un peu pris « en faute »), il nous révèle cette réalité sous un jour différent. C’est ainsi qu’on découvre, dans le dernier volume de la Recherche, que deux villages qu’on croyait éloignés sont en fait tout proches l’un de l’autre. Il suffisait de prendre un autre chemin. Soit en dit en passant, c’est cette « véracité » de l’art qui fait qu’avec l’âge, certains textes comiques deviennent moins drôles : on se rend compte qu’ils n’exagéraient pas les vices humains, mais se contentaient de les souligner.


Évidemment, cette définition de l’art implique une intervention du lecteur. Mais, sous prétexte que ce « subjectivisme » avait pu conduire à certaines dérives, et en s’appuyant paradoxalement sur Proust lui-même, puisque celui-ci était parti en guerre contre « l’impressionnisme » de Sainte-Beuve — d’aucuns, depuis, se sont rendu compte que les théories de ces deux messieurs étaient peut-être assez voisines… —, on a voulu considérer les textes littéraires comme des objets mathématiques purs. Résumons : on donna à l’agrégation de Lettres classiques, dans les années cinquante, le sujet suivant : « Quelle impression vous a laissée la lecture de Verlaine ? » (puisque Verlaine était au programme). Pareille naïveté est aujourd’hui bannie. Nous aurons plutôt droit à quelque chose du genre : « Vous commenterez et discuterez ce jugement de Joseph Tartedure : “ L’imparité du vers verlainien n’est pas figurative ; elle est figurale. ” » Et, bien entendu, tous ceux qui n’auront pas compris que l’imparité en question n’est ni figurative, ni figurale, mais figurante ont déjà perdu.


Tout cela du fait d’un contresens énorme, très clairement mis en lumière par Todorov, sur des formules telles que « la poésie doit se prendre elle-même pour objet » ou « l’art pour l’art ». Ars gratia artis, certes ; la poésie in se et per se, certes, mais à ceci près que des gens comme Baudelaire ou Flaubert se faisaient une si haute idée de l’art et de la poésie que l’art et la poésie ne s’opposaient pas à la réalité ou à la morale — ils les englobaient. Bref, la littérature n’était pas enfermée dans une bulle ; elle n’était pas isolée de ce qu’on appellera, faute de mieux, « la vie ».


Pourquoi nos chers élèves éprouveraient-ils quelque passion que ce soit pour la littérature telle qu’on la leur enseigne encore aujourd’hui, même si certains excès soixante-huitards ont été corrigés ? Haro sur le benêt qui s’avisera de prendre en compte les émotions que peut susciter, ou simplement traduire, un texte. Pouah ! D’ailleurs, dans l’attendu du jugement on ne parlera pas d’émotions, mais de pathos. Parce qu’on exécute bien plus efficacement un condamné à coups de mots grecs. Et donc, cette discipline, le français, qui devrait être, pour tous les élèves, y compris les plus réticents, la plus proche et la plus accessible, devient une espèce d’ectoplasme redoutable ou, au mieux, insignifiant.


Ce n’est pas sans courage — on pourrait d’ailleurs lui reprocher d’être pompier-pyromane, dans la mesure où il a, au moins objectivement, contribué à semer des germes de déconstruction dans les études littéraires il y a trois décennies — que Todorov clame haut et fort que les meilleurs critiques littéraires pourraient bien être aujourd’hui les profanes, les hommes de la rue, tous ceux qui découvrent un texte sans a priori et le jugent « au feeling ». Bien sûr, il n’est pas mauvais de recourir parfois à certains outils d’analyse, mais il ne faut jamais oublier que l’esprit est remonté de la main à la tête et qu’il est contre nature de prétendre lui faire suivre le mouvement inverse.


Todorov conclut son ouvrage par la phrase suivante : « A nous, adultes, incombe le devoir de transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile, ces paroles qui aident à mieux vivre. » Si seule la littérature était en péril, ce ne serait pas bien grave. Mais, d’une certaine manière, quand la littérature est en péril, c’est l’avenir même d’une société — oserons-nous dire « de l’humanité » — qui devient incertain.


FAL


Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Champs Essais Flammarion, mars 2014, 6€        

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