Umberto Eco, À reculons comme une écrevisse : Une langue merveilleusement maîtrisée

Lire Eco, c’est comme lire Onfray : du pur plaisir. Plaisir de gamine, sourire en coin, sourire franc, éclat de rire parfois à la petite sortie sur les téléphones portables et leurs usagers ou sur les chiens, plus précisément les labradors, ce chien crétin qui lèche la main de celui qui vous poignarde. Plaisir d’une langue merveilleusement maîtrisée, d’une capacité sans cesse renouvelée à dire et à préciser les termes, leur rendant leur sens premier (les joies et les découvertes de l’étymologie).

 

Ce qui est fascinant avec le célèbre sémioticien, romancier et essayiste italien, c’est qu’il prend un plaisir merveilleux à jeter son lecteur dans la plus grande perplexité avec l’emploi de mots hors du commun usage quotidien (raisonnements apodictiques ou rhétorique épidictique), tout en usant de métaphore liée au quotidien le moins intellectuel qui soit (pub de lessive). C’est un art consommé dans lequel le professeur de Bologne est passé maître. Il faut reconnaître que cela rend la lecture de ses œuvres (ses essais d’ailleurs plus que ses romans dont les derniers sont assez mauvais) épuisante et stimulante, obligeant le lecteur à passer en permanence du sourire franc ou légèrement ironique à l’intense concentration. On ne lit pas Eco n’importe où et dans le déferlement de prose qui va envahir les étals de nos chers libraires, on peut déjà prévoir qu’il fera figure d’exception.

 

Ce qui est étonnant avec Eco, c’est que malgré la technicité de ses œuvres, elles ont toutes un succès fort peu négligeable, en Italie comme en France. Eco et Nothomb quel combat pour la première place des meilleures ventes. Mais si pour la seconde une lecture rapide s’impose, le premier demandera à l’heureux lecteur un peu d’attention, un bon dico et une petite virée par quelque La Philo pour les nuls ou La Littérature pour les nuls, donc attention à prendre un sac adapté au transport d’un biblio portable et des dizaines de crayons et cahiers pour les notes.

 

Le propos de ce livre qui rassemble des articles publiés entre 2000 et 2005 dans la revue l’Espresso où l’auteur propose à ses heureux lecteurs un billet d’humeur bimensuel sous une rubrique au nom évocateur de « Bustina di Minerva ». Un peu de sagesse antique dans un monde contemporain d’intense brutalité technologique sous la bannière rétrograde de la folie religieuse. Brusque retour en arrière de ce début de siècle où les hurlements de fous de dieu résonnent partout sur la planète, tandis que les cassandres prédisent une conflagration sous le signe de 1914. Le tout relayé par des médias qui de l’iPod à la télé payante, de l’Internet au satellite, jettent sur le globe un flot d’informations continues qui ne nous aident guère à mieux appréhender notre petite planète, mais nous obligent à vivre entre une terreur sans fin et un attentisme effrayant. Dieu est de retour et avec lui ses cohortes de martyrs, d’idéologues, d’assassins et d’arrière monde. Niestzche avait prévu la mort de Dieu, il semblerait qu’il ait oublié de prévoir sa capacité de nuisante renaissance. Eco nous montre ainsi au fur et à mesure de ses articles que le retour en arrière de la pensée est général : incapacité de penser l’état sans Dieu, batailles serrées contre les théories de l’évolution au nom d’un Dieu omnipotent, Dieu partout, justice et paix nulle part. On entend à nouveau résonner les cris contre l’avancée des Turcs, la menace infidèle, la confrontation des communautés religieuses et l’appel à l’extermination des juifs. 2000 ans pour en arriver à cela, Lénine relève toi ils sont devenus fous comme disait l’autre. Et si le péril rouge vous inquiète plus que les folies divines, il vous reste l'option d'en appeler, comme notre charmant professeur de philo, à l'abbé Meslier, à Maupertuis ou à l'aimable La Mettrie.

 

Un livre fort bienvenu donc, ne serait-ce que parce que l'humour d'Eco est un baume bienfaisant et qui sait, quelques leçons de rhétorique appliquée vous permettront d'éviter de régler vos différends d’un coup de boule. Pour finir, et pour le plaisir, une petite saillie qualifiant l’ancien premier ministre italien en langage politiquement correct : « Personne verticalement désavantagée, tendant à remédier à une régression folliculaire. »

 

Adeline Bronner

 

Umberto Eco, À reculons comme une écrevisse : guerres chaudes et populismes médiatiques, Grasset, septembre 2006, 421 pages, 20,50 € ; Le Livre de Poche, mars 2008, 466 pages, 7,10 €

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