L'initiation érotique d'Ismaël Jude

Dancing with myself
 
est le  premier roman  d'Ismaël Jude, publié chez Verticales et c'est  un livre assez épatant. 

Ce texte  narre  l'initiation érotique  d'un garçonnet  que l'on suit jusqu'à l'âge adulte, il quête obsessionnellement mais d'une façon très personnelle le sens du grand Secret, celui du sexe de la femme. 

Ce roman sur le thème de la découverte du sexe  est une réussite comme l'est celui d'Hardellet  "Lourdes, lentes"  superbe texte, mais il est pourtant très différent : Hardellet questionne  le désir et l'émerveillement masculin quand Ismaël Jude s'intéresse via le jeune garçon à l'énigme du sexe de la femme, cette chose fantastique au premier sens du terme.


La séduction de l'écriture opère dès les premières pages et distille son charme jusqu'à la dernière.  Il y a le plaisir littéraire,  celui des sens en émoi,  une grâce et une crudité à la fois candide et  perverse, et puis toujours, en filigrane, l'incomplétude. 

Jude gâte ses lecteurs avec tous ces ingrédients troublants, et même les inexorables désagréments  inhérents aux comportements compulsifs sont savoureux.


Ismaël Jude  redonne ses lettres de noblesse et d'enchantement au mot érotique.  Dancing with myself est éminemment érotique dans le sens où le trouble ne se suffit pas d’un épanchement, il ouvre la porte à la connaissance.  Ce que l'on ne comprend pas est érotique puisque l'incompréhension suscite la curiosité et le désir.  Et voilà bien ce que le sexe doit être et pourquoi il faut s’y consacrer : c’est une déambulation sur le chemin de la connaissance.  Vous ne vous palucherez sans doute pas frénétiquement en le lisant mais, à moins d'être détaché des choses du corps et des sens, vous ne manquerez pas d'être touché et ému, émoustillé même parfois par ce texte qui n'élude jamais  rien de l'exploration du narrateur, que ce soit glamour ou pas.  Cerise sur le gâteau, vous serez amené à  questionner à votre tour  le sexe et le désir. Bref, vous serez un peu ébranlé, à moins que vous  soyez bouffé de certitudes, ce qui serait triste. Et puis Jude a le sens de la formulation, c'est jubilatoire.


Le garçon grandit au sein d'une famille pour le moins rock and roll établie  dans un dancing que dirige le père. Dans cet environnement rural et saturé de présence féminine, l'enfant solitaire se sent différent, il quête parmi la faune qui l'entoure le Secret féminin que son imagination fertile perçoit comme quelque chose de végétal.  Du reste le garçon se passionne pour la mythologie et la botanique, il dessine, esquisse ce que les mots sexuels mystérieux glanés ici et là  et dont il aperçoit parfois quelques images, lui évoquent.  Il lit beaucoup.   Les noms latin des plantes shootent son imaginaire, ses dessins ne parlent que de sexe. Mieux que des mots.  Parce que dans ce livre,  les mots sont aussi  des personnages à part entière, ils participent à la connaissance des choses, ces mots auxquels le petit garçon ne  comprend rien le transportent autant que les visions fugitives des corps féminins. "Strip-tease",  "show", "pistille", "chatte"...J’attrape ces mots en plein vol pour les déposer sur une table d'opération et les disséquer plus tard

Le jeune garçon ne se satisfait pas des mots formatés, usés, pour donner sens à l'énigme féminin.  Il refusera de les prononcer. Il en invente d'autres beaucoup plus parlants. Et ce qu'il sait de cette affaire de sexe, c'est que les filles ont un petit animal en bas du ventre, d'aucuns disent une chatte. Il n'en a aperçu que des poils, mais c'est quoi cette ligne  et où se cache vraiment l'animal dont il a entendu la présence une nuit alors que sa cousine Mina dormait dans la même chambre, elle avait dû la sortir la petite bête parce qu' il percevait des frottements, comme une chose moudasse qui s'agite. 


Chaque phrase délicieusement ciselée nous fait participer au voyeurisme auquel il s'adonne que ce soit dans le dancing, à la ferme ou plus tard à Paris lorsqu'il sera un jeune adulte. Regarder, imaginer, dessiner des plantes vulves et se masturber comme un fou, voilà à quoi se résume sa vie.


Il a expérimenté le sexe au dancing. Mais même adulte, il ne sera jamais un queutard :  Je ne drague pas, je ne séduis pas et je ne queute pas.  Il sait  que bander et éjaculer ne sont rien, en tous cas ne font pas sens.  Il souhaite même être invisible pour les femmes, simple botaniste et anatomiste anonyme comme il aime se définir. Vivre derrière un miroir sans tain,  c'est son rêve. Il épiera chaque geste de femme à son insu, comme la petite culotte ôtée lors d'un déshabillage d'un soir, que Mina sa cousine, porte à son nez pour la humer avant de l'envoyer valdinguer sur le sol.  Comme quand elle s'essuie dans les toilettes. La dénudation d'une femme, ce n'est pas seulement à une bite qu'elle s'adresse.(p.141). Mais s'il lui en cuira d'une sévère sodomie de voler à Mina ce qu'elle veut dérober à son regard, il n'en aura cure et s'y soumettra.


L'imaginaire tentaculaire orchestrée par la symbolique féminine venue de la nuit des temps, confrontée à une réalité mouvante, voilà bien le fourbi et le carburant de sa vie.  La loi de l'atavisme mâle pèse lourd dans sa quête.  La vérité du féminin ne semble pas exister alors l’obsession du sexe est nécessaire pour creuser encore et toujours cet infini, le questionnement doit se poursuivre, toujours, au risque de  se vider de soi, tout au moins de ses certitudes, ce qui n'est pas si mal.   Les cahiers de croquis de plantes sexuelles du narrateur sont ses cartes routières des terres féminines qu'il explore anonymement. Tout un art.  Une belle  oeuvre de l'inachèvement. Mais sans doute n'eut-il pas été nécessaire en épilogue  de faire payer un si lourd prix au héros.


Anne Bert


Feuilleter le livre :

Dancing with myself

 




Ismael JudeDancing with myself, Editions Verticales, 28 août 2014, 160 pages - 16,50 euros





4 commentaires

J'ajoute que ce livre est bourré d'humour, notamment dans des formules comme celle-ci : "Quel nom donner à la chose ? les vocables des petits fermiers : 'chatte', pire : 'moule', cet indigne lexique animalier me donne la chair de poule" (39) où l'expression nie le sentiment avec beaucoup d'intelligence pour inscrire le personnage dans un milieu qu'il refuse d'accepter comme sien.

Wouah, quel humour ce Loïc ! On se tape des barres ! C'est vrai que cette phrase est d'un tel second degré qu'on dirait du Desproges !

oui, il m'amuse qu'un auteur utilise une expression de la même nature que celles qu'il entend combattre. Mais si ce n'est sans doute pas assez "charlot" pour vous, j'en suis désolé

Le roman est dans la première sélection du Prix de Flore 2014