Victor Hugo (1802-1885), poète, romancier, dramaturge, homme politique, a révolutionné le théâtre et la langue poétique.

"Claude Gueux" de Victor Hugo

L’Opéra d’un Gueux

 

Claude Gueux. Petit roman, nouvelle, article, récit ? Il est bien difficile de définir la nature de ce texte d’une cinquantaine de pages. Mais une chose est sûre : Victor Hugo n’avait pas besoin d’écrire un pavé pour jeter un pavé dans la mare.

 

In Memoriam

L-R L.

 

Le texte de Hugo intitulé Claude Gueux doit faire royalement une cinquantaine de pages, mais la nouvelle édition qu’en propose la collection "Folio Classique" l’accompagne d’un apparat critique (introduction, notes et commentaires) deux fois plus long. Cette débauche paratextuelle, due à Arnaud Laster, l’un des meilleurs spécialistes de Hugo actuels, risque de refroidir un peu le lecteur moyen, mais il faut bien comprendre qu’elle est nécessaire [1] : Claude Gueux peut évidemment être lu en soi et pour soi, mais ces cinquante pages sont si denses — c’est Verlaine qui parlait de la « prolixité laconique » de Hugo —  qu’elles contiennent l’essentiel des thèmes hugoliens abordés dans des œuvres déjà publiées en 1834 — Notre-Dame de Paris, le Dernier jour d’un condamné et Hernani, pour ne citer que celles-là — et dans des œuvres « à venir ». Il est évidemment toujours très facile de faire des prophéties après l’événement, mais il est clair que Claude Gueux est comme un brouillon des Misérables (publiés vingt-huit ans plus tard), puisque cette histoire commence par la condamnation à cinq ans d’emprisonnement d’un homme sans travail ayant volé on ne sait trop quoi uniquement pour pouvoir nourrir sa compagne et son enfant.

 

Based upon a true story, comme on dit à Hollywood. Victor Hugo choisit donc la forme d’un récit objectif, mais ce récit révèle dès les premières lignes sa nature de plaidoyer. Bienheureux XIXe siècle, où ne sévissaient pas encore ces critiques hystériques attachés à de subtils distinguos entre textes narratif, argumentatif, discursif et tout le toutif, à tous ces outils qui, sous prétexte d’éclairer la littérature, très souvent l’étouffent, puisqu’ils ne laissent guère de place à l’une de ses principales composantes, seule arme efficace contre l’abus de pouvoir et seule consolation face aux misères du monde — l’ironie. Peut-on être plus méchant, plus corrosif que Hugo dans un passage tel que celui-ci :

 

« M. le Procureur du roi se leva et prit la parole en ces termes : “ Messieurs les jurés, la société serait ébranlée jusque dans ses fondements, si la vindicte n’atteignait pas les grands coupables comme celui qui, etc. ”

Après ce discours mémorable, l’avocat de Claude parla… »

 

Claude Gueux ne saurait être dissocié du reste de l’œuvre de Hugo parce que, d’une certaine manière, Hugo a toujours écrit la même histoire, s’appliquant à révéler — n’est-ce pas d’ailleurs la mission de tout grand écrivain ? — que bien des causes ne sont en fait que des conséquences et que, souvent, le vrai criminel n’est autre que le procureur lui-même. Qu’il se nomme Ruy Blas, Hernani, Jean Valjean, Quasimodo, Gilliat ou… Victor Hugo, le héros hugolien est toujours un homme en révolte contre la société, pour la bonne et simple raison que les institutions le poursuivent et le punissent pour des maux qu’elles ont elles-mêmes créés. Sans en être conscientes peut-être, mais qu’est-ce que cela change ?

 

Est-il sadique, l’administrateur qui convoque Claude Gueux pour lui faire savoir que la femme avec qui il vivait se prostitue depuis qu’il est en prison ? Peut-être. Mais peut-être aussi cherche-t-il à consoler Gueux — et du même coup à justifier la « justice » — en le persuadant que cette femme qu’il regrette tant ne mérite pas un tel excès d’honneur. Ne voit-il pas, ce saint homme, que la compagne de Gueux se prostitue précisément parce que la société qu’il représente a mis Gueux en prison ? Et qu’une question bien plus grave se pose pour Gueux : « Qu’est devenu l’enfant ? »

 

Mais au royaume d’Absurdie, la raison de l’absurde est toujours la meilleure, puisque c’est la seule raison qui puisse servir de masque à l’orgueil. Illettré, taiseux le plus souvent, Gueux n’en a pas moins un talent d’orateur qui, associé à sa droiture, l’amène à acquérir très rapidement un ascendant sur les autres prisonniers. Il n’en joue pas pour autant les Spartacus. Bien au contraire, il est souvent le « délégué syndical » qui évite au directeur de la prison de devoir faire face à certaines mutineries. Celui-ci devrait être plein de reconnaissance — il nourrit en fait une jalousie et une haine farouches à l’égard de cet individu qui, du fait même qu’il l’aide à maintenir son autorité de directeur, lui apparaît comme un rival insupportable. Il entreprend donc de le détruire, et, pour ce faire, il le sépare d’Albin, un autre prisonnier avec lequel il s’était lié d’amitié. « Pourquoi ? » demande Gueux, qui ne comprend pas. « Parce que. » Parce que, veut sans doute dire notre Napoléon au petit pied, la société ne saurait accepter d’un exclu qu’il constitue une nouvelle société. Pour ce dialogue de sourds, une seule conclusion possible : la mort des deux interlocuteurs.

 

Pour ceux qui nous reprocheraient d’en avoir trop dit, précisons que l’intérêt de cette histoire n’est pas dans son dénouement, qui était connu des lecteurs de 1834, puisque Hugo ne faisait que reprendre, sous une forme à peine romancée, un fait divers qui n’était pas passé inaperçu, mais dans la succession tragique des différentes étapes menant à ce dénouement. On a dit et répété que Claude Gueux était un réquisitoire contre la peine de mort, et on ne saurait sous-estimer cet aspect des choses, ne serait que parce que, dans la chronologie des œuvres de Hugo, ce texte arrive juste après le Dernier jour d’un condamné. On pourrait ajouter que ce n’est pas un hasard si, il y a quelques années, Robert Badinter a participé à la composition d’un opéra tiré de Claude Gueux.

 

Mais il nous semble que Claude Gueux pose une question beaucoup plus générale, métaphysique, qui touche au rapport de l’homme avec Dieu et avec la nature, en deux mots à la question du Bien et du Mal. Ce qui, d’une certaine manière, disqualifie la peine de mort, c’est le fait qu’elle n’est qu’un gigantesque pléonasme. Nous sommes, tous autant que nous sommes, condamnés à mort, et la peine de mort ne fait rien d’autre qu’avancer un peu la position des aiguilles sur la pendule. Or notre vraie mission, comme disait Sénèque, est d’utiliser au mieux le temps dont nous disposons.

 

Lorsque Victor Hugo écrit Claude Gueux, il n’est pas optimiste — il n’est que « mélioriste ». Il estime qu’il n’y a pas suffisamment de richesses pour tous les hommes sur la terre et que les pauvres ne pourront trouver une compensation à leur misère que lorsqu’ils rejoindront l’Au-Delà. Mais la société ne doit en aucun cas tirer prétexte de cet état de fait pour rendre les pauvres plus pauvres et pour les enfermer dans leur malheur. Disons, quitte à caricaturer les choses en les résumant brutalement, que Dieu a permis au Mal d’exister pour offrir à l’homme la possibilité et le plaisir de faire le Bien. Concrètement, cela signifie qu’il faut éduquer les pauvres, leur apprendre à lire et à écrire, leur offrir une Bible. C’est l’inactivité, l’absence de travail, l’absence de but, en latin pigritia, qui fait les criminels. Car c’est de pigritia que vient le français pègre.

 

La Bible, dira-t-on, ne nourrit pas son homme, mais — et c’est l’un des points les plus intéressants développés par Arnaud Laster dans ses commentaires — loin de désespérer au fil des ans, Hugo se met à penser et à croire qu’une gestion honnête et avisée des biens de la terre permettrait de mettre un terme définitif à la pauvreté. Et c’est en grande partie pour faire partager cette foi religieuse qu’il écrit les Misérables un quart de siècle après Claude Gueux. L’entreprise de Monsieur Madeleine, au départ outil d’exploitation capitaliste et porteur de mort pour ses ouvriers et ses ouvrières, peut devenir entre les mains d’un homme honnête une machine à faire le bien. Il ne devrait pas exister de fatalité sociale.

 

Bien sûr, il n’est pas certain qu’on puisse encore partager l’optimisme de Hugo, lorsque les habitants de la planète se comptent désormais par milliards. Mais que diraient aujourd’hui ces journalistes bien-pensants du XIXe siècle qui soutenaient que Claude Gueux n’avait pas trouvé de travail parce qu’il n’avait pas voulu en trouver ? Quand les chômeurs se comptent par millions, il n’est pas sûr qu’ils soient tous individuellement responsables de leur situation.

 

FAL

 

Victor Hugo, Claude Gueux, édition présentée, établie et annotée par Arnaud Laster, Gallimard, "Folio Classique n° 5936", mars 2015, 2,50 €.

 

[1] Profitons de l’occasion pour dire toutefois qu’il conviendrait de condamner au supplice de la roue le maquettiste qui un jour jugea bon de remplacer les notes de bas de page par des notes « en fin de volume ». On comprend bien que ce principe partait d’un bon sentiment et entendait éviter au lecteur des interruptions dans sa lecture. Mais quand on  a en moyenne quatre notes par page, aussi nécessaires les unes que les autres à une bonne compréhension du texte, on est très vite las, ou furieux, de devoir se reporter toutes les trente secondes aux dernières pages de l’ouvrage. 

Aucun commentaire pour ce contenu.