Deux scénarii d’une destruction annoncée ou comment (ne pas) résister à l’utopie : «Les Angéliques» et «Les Diaboliques», de Vincent Engel

La publication par Vincent Engel de son dernier roman «Les Diaboliques» aux Éditions Ker en mai 2014 lui permet de refermer une parenthèse ouverte il y a déjà dix ans par un premier volet, « Les Angéliques », publié en 2004 aux Éditions Fayard. Rien d’étonnant, puisque l'on sait que ces deux romans n’étaient initialement que deux parties de la même unité narrative racontant, à distance de deux générations, les tribulations des Morgan, famille dont Vincent Engel renferme tout au long de son œuvre romanesque l’histoire et, avec elle, ses terribles drames. 

 

Ces deux romans nous permettent également de constater combien naviguer près des rivages de l’utopie et de la dystopie est un exercice aisé pour cet écrivain et professeur de littérature contemporaine à l’université de Louvain la Neuve. Son univers romanesque prend ses racines dans ce territoire de sables mouvants où des lois promulguées par un impitoyable tribunal de l’Histoire façonnent trop souvent de manière tragique la vie de ses personnages. À tel point qu’à de rares exceptions ils finissent presque tous broyés sous l’emprise d’une machine infernale qui se nourrit confortablement des délices de la démesure, et qui, une fois mise en branle, ne peut plus être maîtrisée.


Il serait, en revanche, imprudent d’affirmer que cet auteur, si attentif à l’unité et à la cohérence de son ensemble narratif, accorderait des largesses à la fatalité, en lui permettant de gouverner sur sa conception du monde. Pour voir plus juste, il conviendrait plutôt de s’approcher de la vision camusienne de l’absurde à laquelle l’auteur souscrit et dont la fragilité se transforme, comme on le sait, si rapidement en tragédie, une fois détruites les valeurs essentielles de l’humanité.


Mais revenant aux concepts d’utopie et de dystopie, il faut aussi dire que l’utilisation de ses considérations philosophiques et fictionnelles reste ici délibérément partielle, son rôle étant de rendre compte d’une part de la valeur de modèle théorique porteur d’une harmonie économique et sociale, reflétant l’image d’une société idéale et, de l’autre, de l’invasion brutale d’une réalité qui détruit cette harmonie en faisant entrer en scène un bouleversement, une catastrophe, un coup de théâtre.


Mieux encore, la mise en antithèse de l’angélisme et du diabolisme – ces deux postures si fréquentées par les Romantiques – a la vocation d’exalter la condition humaine dans un dyptique qui pousse l’idée du bien et du mal au-delà des limites de la morale bien-pensante, en lui permettant de dire tout l’enjeu contenu dans ces deux manières de vivre son destin, l’une, en le sublimant, l’autre, en l’abhorrant et en le jetant dans les ténèbres d’une injustice qui réclame sans cesse vengeance.


Le recours à cette dichotomie ne doit pas déplaire à un écrivain comme Vincent Engel qui, à plusieurs reprises, a pu témoigner de son admiration pour la littérature du XIXe siècle, allant jusqu’à emprunter le titre de son dernier roman au volume homonyme de nouvelles de Barbey d’Aurevilly, ce «roi des ribauds», comme l'avaient surnommé ses contemporains.


De quels drames parlent les deux romans de Vincent Engel ?


D’abord, celui du vicomte Népumocène de Ruspin, personnage principal du roman «Les Angéliques», grand admirateur des idées des Philosophes, de celles de Montesquieu en premier. Le jeune vicomte rêve d’un «monde juste, (d’)une cité où chacun jouirait des droits et des chances identiques». Quel endroit pourrait mieux accueillir cette cité que son propre domaine?  Le 14 juillet 1788 – la date a ici toute sa symbolique –, il va proclamer la République d’Avau. Et peu importe si ce coin perdu au milieux des montagnes n’a d’allure que celle d’un «esquif en perdition», comme le dit son père, le vicomte Baptiste de Ruspin, un vieillard régnant en maître sur ces terres en ruine et sur sa famille désunie.


Car, avant d’arriver à ses fins républicaines, Népomucène sera obligé de mettre son père dans la geôle du château, suite à un crime que celui-ci vient de commettre, se croyant en pleine impunité sur ses terres. Une fois l’autorité du père écartée, Népomucène veut donner vie à ses projets républicains. Il n’est pas seul, la famille de Robert et Joséphine Morgan est à ses côtés, surtout Joseph, leur fils, un jeune «vif d’esprit, mais faible de volition», selon les paroles de sa sœur, Agnès, jeune-femme faisant preuve d’une grande finesse d’esprit et d’intelligence. Amoureuse de Népumocène, Agnès deviendra son épouse. Les hommes décident de former un conseil républicain auquel vont se joindre le Père Lefidé, le curé de village, Joséphine Morgan, sa fille Agnès et Françoise de Borneval, l’épouse du vicomte de Baptiste de Ruspin qui avait retrouvé sa liberté d’action après l’enfermement de son vicomte de mari.


Mais que veut-elle en réalité cette république qui a tout d’une utopie ?


 Sa devise est «liberté, égalité, frugalité»: elle devra régir la vie de tous les habitants d’Avau sous l’œil attentif et collégial du comité qui gardera envers les habitant du village un secret entier quant à l'existence de cette république.

Mais cela ne pouvait se faire sans quelques interrogations sur sa légitimité, même si la mise en pratique des principes politiques défendus par les esprits éclairés, comme le pense Robert Morgan, devait un jour ou l’autre s’imposer à grande échelle.

Comment expliquer, entre autre, l’emprisonnement sans aucun procès du vieux vicomte, sans risquer d’être accusé de complicité à ses crimes ?

Comment faire ensuite face aux nombreux problèmes de gestion de la nouvelle structure républicaine sans se mettre en dehors des règles administratives du royaume ?

Tout cela n’était qu’utopie et rêves de jeunesse de la part des deux défenseurs de cette cause, Népumocène et Joseph Morgan, comme le prouvent ces doutes du jeune vicomte, à la sortie d’un conseil républicain dont il était le président : «Lorsque le conseil pris fin, Népumocène songea avec mélancolie que ce qu’il n'avait pu obtenir au nom d’un projet généreux, la menace et la crainte l’obtenait aussitôt ; mais l’union qui allait se sceller n’aurait rien en commun avec la société dont il rêvait, c’était un simulacre auquel, cependant, le pauvre président n’aurait pu s’opposer. Il ne présidait en fait pas grand-chose : Robert Morgan entretenait avec lui des relations d’affaires, Lefidé avait un art consommé pour remettre aux calendes grecques ses projets les plus idéalistes. Joseph avait rompu le dialogue qu’ils entretenaient quand parler était sans conséquence.»


Ces femmes seraient-elle donc ces êtres angéliques sans qui cette «utopie se serait effondrée à la première difficulté», comme le craint Joseph Morgan? Ou devrions-nous inclure dans ce groupe d’élection tous ces rêveurs qui seront bientôt confrontés à la réalité cruelle étendue sur le Royaume de France soumis, un an plus tard, au feu de la Révolution, la vraie, avec toutes ces têtes tombées sous le coup de la machine infernale de la guillotine ?


Qui pourrait survivre à la fragilité de ces engagements, qui serait prêt à sacrifier sur l’autel des idées tous ces êtres qui continuent à croire naïvement qu’ils pourraient changer le monde, y compris dans «cet embrasement juvénile et meurtrier»?


Seule, peut-être, cette présence des femmes ?


C’est cette présence des femmes, en effet, qui offre une réponse à ces questions et c’est pour cette raison qu'elles occupent une place essentielle dans l’économie du roman comme d'ailleurs dans celle de l’ensemble de l’œuvre romanesque de Vincent Engel. 


À la sortie du même conseil Népumocène note : «Seules les femmes, il le sentait, étaient de son côté ; ne voulant rien contrôler, vouées par la nature à donner la vie, elles partageaient son désir d’offrir à chacun les moyens de maîtriser son destin, ainsi qu’une mère souhaite à son enfant.»


C’est dire combien il ressentait l’importance qu’occupait dans son cœur l’amour pour Agnès qui venait de lui annoncer qu’elle allait lui donner un héritier.


Mais n’oublions pas que les temps sont soumis au sceptre de la démesure. La Révolution, la vraie, qui allait éclater un an plus tard illustrera abondamment cette domination effrénée de l’action, prouvant que «la mesure est une vertu si difficile… et qui semble ennuyeuse aux âmes vigoureuses qui veulent bouleverser le monde !», comme le dit un mystérieux personnage, un ermite qui pourrait bien incarner ici la voix de la sagesse de l’auteur-narrateur qui traverse les siècles et les drames qui les ont construits.


A partir de ce moment, tout va s’enchaîner à une vitesse grandissante, et tous les acteurs de la République d’Avau, conseil, paysans ou hommes en armes censés défendre ce territoire, vont devoir faire face au vrai visage de la Révolution et de ses intransigeants messagers. Tout se délite, comme un château illusoire de cartes, tel que Népumocène l’aperçoit peu avant le dénouement de cette histoire qui conduit sa famille et celle des Morgan vers la tourmente.


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Nul doute, un drame encore plus tragique est celui qui renferme le destin de Gustave Morgan deux générations plus tard, en 1855, et raconté dans le roman «Les Diaboliques».


Une lecture en miroir avec le premier roman s’impose, sans oublier qu’à l’origine les deux devaient constituer une même entité narrative.

Céder, en revanche, à la tentation d’une comparaison antinomique récurrente et scolaire serait inopérant et réducteur, chacune de ces deux narrations ayant une ligne et une force inconfondables. À tel point que les publier séparément nous semble avoir été une heureuse et juste idée qui a le mérite d’avoir évité une certaine lourdeur et exonéré l’auteur de l’accusation d’avoir voulu écrire un roman à thèse.


Car, en effet, «Les Diaboliques» ont un trait narratif particulier n’étant en aucun cas une réponse à la problématique du premier roman sur l’angélisme, même si l’antonymie nous obligerait à l’envisager. Comme nous le disions en préambule, il est plus profitable de faire appel à la dichotomie utopie/contre-utopie, plus apte à élargir à l’échelle socio-historique une démarche auctoriale qu’il serait regrettable de réduire à sa simple intention morale.


Et si, comme « Les Angéliques », « Les Diaboliques » peut être considéré comme le roman d’une destruction annoncée, il est nécessaire de préciser que les deux modes de fonctionnement narratifs ne sont pas identiques : dans le premier roman, la catastrophe - certes, provoquée par la naïveté d'une jeunesse idéaliste coupée de la réalité - prend son énergie à l’extérieur, dans la force assassine que ces idées (même les meilleures d’entre elles) engendrent dans l’Histoire, alors que dans le second, cette même force fait surface de l’intérieur, d'un processus de complot, de l’abîme où (sur)vivent ces êtres irrémédiablement blessés qui, pour exister, se nourrissent de  vengeance.


Acteurs et victimes de cette expérience, Fabian et Lucie vont comprendre très vite le drame qui les attend : ils s’aiment mais leur amour est condamné à ne jamais connaître le bonheur conjugal, ils ne pourront jamais se marier car, en réalité, ils sont frère et sœur. C’est le Père Ducret qui vient de leur annoncer cette terrible nouvelle.


Mais alors comment se fait-il qu’ils aient été élevés dans deux familles différentes mais habitant des village voisins ? Et qui sont leurs vrais parents ? Et pourquoi les a-t-on séparés ?

Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre, surtout que le Père Ducret refuse de leur livrer les noms de leurs géniteurs.


Ils décident alors de renoncer à leur rêve d’union, de se séparer et de vivre loin l’un de l’autre. C’est à ce moment que Fabian devient le secrétaire et le confident de Gustave Morgan, jeune avocat, habitant un château dans l’Orléanais et issu d’une famille bourgeoise. Le jeune avocat est peu préoccupé de réussir sa carrière, ce qui l’intéresse plutôt est la vie mondaine.


Voici le portrait que Fabian fait de lui lors de leur première rencontre : « Gustave était ainsi ; de sa haute stature de jeune homme un peu bouffi et jovial, le visage rond bordé d’élégants favoris, il jugeait les gens sur un premier coup d’œil, une première parole».


Fabian devient donc son ami, intercédant auprès de la famille Morgan pour obtenir de leur part l’accord de laisser leur fils épouser Viviane de Sireuille, «une ravissante aristocrate […] d’une beauté qui ne souffrait que de son rival : son esprit» et dont Gustave était follement amoureux. Mais la famille Morgan s’oppose farouchement à cette union, malgré les qualités personnelles et la fortune de cette femme.


Le fait que Gustave était plus jeune de neuf ans que Viviane comptait-il à ce point aux yeux des parents du jeune homme ou y aurait-il une autre cause inavouable ?


Le mystère de ce refus reste pour l'instant entier, les deux parents de Gustave Morgan vont être retrouvés morts sauvagement assassinés dans leur lit. Ce fait tragique est le début d’une série de drames qui vont se succéder au fil des chapitres haletants, construits sur le modèle des romans à suspense, tellement les rebondissements gagnent en importance au fil de l’action.


Au milieu de tout cela Lucie, Marie, Viviane, et plus tard le Père Ducret vont rejoindre Fabian et Gustave Morgan, leur vie se croisant d’une manière tragique, dans «une folle course en avant», comme l’avouera Gustave Morgan dans la confession qu’il fera à son ami Fabian quelques années plus tard, dans une sordide mansarde du Marais, à Paris.


Ces retournements de situation sont d’autant plus surprenants lorsqu’ils vont jusqu’à surprendre même leurs protagonistes pour qui le dialogue devient impossible dès que l’angle de vue change au gré du narrateur, comme c’est le cas ici pour Gustave : «Tu n’as pas encore compris ? Se peut-il que notre propre histoire nous paraisse méconnaissable sitôt qu’un autre s’en fait le conteur et que les gens que nous croyons si proches de nous s’éloignent, tels des étrangers, lorsqu’on nous les dépeint d’un point de vue différent du nôtre !»


En effet, les pistes vont se brouiller non seulement au niveau des rebondissements dont nous parlions plus haut mais aussi au niveau de l’identité et du rôle de ces personnages, et c’est dans ce sens que l’on pourrait qualifier leurs actions de diaboliques. N’est-ce pas dans l’habileté de se cacher que réside l’art du diable pour passer inaperçu ?


Car, au-delà de la main impitoyable du destin, ces personnages vont fabriquer eux-mêmes une stratégie de vindicte n’hésitant pas à faire appel au supplice et au crime pour apaiser cette soif irrépressible de justice. Ce qui effraye irrémédiablement, pour des raisons que lui seul connaît, le Père Ducret, pour qui «la vengeance de Dieu est moins terrible que celles des hommes».


Ainsi, ce roman de mort est traversé par une glaciale lumière comme une lame d'acier qui émane du secret soigneusement caché par ses protagonistes, lumière qui fait trop tard son apparition pour qu’elle puisse devenir réparatrice. Et même si elle annonce une frêle trace d’espoir dans une possible justice providentielle, elle se retire devant la folie de ces êtres blessés par un vent contraire qui les condamne à la peur d’assumer leurs actes, comme dans un mécanisme où le mensonge et le mépris déclenchent indéniablement des conséquences encore plus graves, plus radicales.


Faut-il pour autant attribuer à ce roman une quelconque intention morbide?


Le gouffre de toute une cohorte d’actes irréparables nous fait plutôt de pencher vers un réquisitoire univoque rempli de lourds chefs d’accusation que d’une domination du bien par le mal.

Au milieu de toutes ces choses imprévisibles, un seul  espoir semble se détacher comme un leitmotiv, en nous disant que seul le sacrifice d’une vie serait peut-être capable d’effacer un crime. Le conditionnel semble de rigueur ici. Pour Vincent Engel le regard qu’il projette sur les grands traumatismes de l’humanité passe par une lucidité nécessaire et compatissante, même si elle est peuplée de tant d’interrogations. En cela il se rapproche plus de Camus ou de Dostoïevski, ces deux grands prédécesseurs qu’il aime tant.


Quoiqu’il en soit, le pari pris par l’auteur en écrivant ce duo romanesque est amplement rempli avec tout autant d’aisance que dans les autres fresques historiques dont il a le secret.


Et c’est encore une occasion de renouer avec ces Morgan qui ne cessent de nous parler à travers les pages de ces romans de tant de  drames qu'ils vivent et dont l’on oublie parfois s’il s’agit des leurs ou ce sont les nôtres qui arrivent à transpercer nos peurs et nos silences.  


Dan Burcea


Vincent Engel, Les Diaboliques, Ker Éditions, Hévillers (B) 2014, 164 pages, 12 euros

Vincent Engel, Les Angéliques, Éditions Fayard, Paris 2004, 248 pages, 18 euros

 

 

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