André-Joseph Dubois : le roman du fils

Les retrouvailles avec l’écrivain belge André-Joseph Dubois auront pris quelque trois décennies, entre la publication chez Balland en 1981 de L’œil de la mouche, un premier roman soutenu par Conrad Detrez (excusez du peu), jusqu’à son grand retour en 2011, à l’enseigne belge Weyrich. Depuis cette année, fidèle à cet éditeur, Dubois livre quasi annuellement des romans où le biographique le dispute au fictionnel, écrits dans une prose du sensible que sous-tend une confondante finesse stylistique. Après avoir revisité ses golden sixties (Les Années plastique) et flirté avec le roman de genre en se jouant de ses codes (Le Sexe opposé), Dubois remonte, à travers l’évocation de sa mère, le courant de la mémoire. Et il est long à dévider, le fusain d’une vie centenaire !

 

Tiens, Dubois aurait-il viré balzacien pour entamer, ainsi qu’il le fait, son récit par une minutieuse description d’intérieur ? Le cocon a en tout cas ici vocation organique, car naître entre quatre murs dont les fondations sont un terrain minier, c’est forcément entamer un parcours socialement de guingois ; c’est avoir la certitude que le fondement de tout, d’absolument tout, est fragile, friable, dérisoire comme le schiste humide d’entre les précieux filons carbonifères ; c’est porter au creux de soi une vision de l’existence entre fatalisme et déséquilibre, entre modestie glaiseuse et aspiration à l’envol ; c’est avoir une conscience  en permanence travaillée de l’intérieur… Une conscience d’écrivain, quoi.

 

Quand il s’agit de passer en revue la galerie des personnages qui peuplent son passé, le ton de Dubois ne se fait pas davantage lyrique. Comme si l’écrivain interdisait à l’adulte qu’il est devenu d’affabuler a posteriori sur les destins des grands qui l’entouraient, à l’âge où pour considérer l’univers, il s’agit de lever le menton. Ainsi de ce grand-père maternel dont Dubois suppose que l’expédition coloniale au Congo belge ne fut émaillée que « de travail acharné, de comptes scrupuleux et de débauches sordides ». Par contre, l’œil du gamin a tout capté du vieillard et nous restitue maintenant sa silhouette, sa démarche, sa façon de porter le chapeau ou de se boutonner, ses silences et ses tics de langage.

 

Le langage, voilà bien une autre matière vive exploitée à l’envi par cet impénitent amoureux des mots. L’on entend vraiment ces gens, rendus nobles et fiers par leur petitesse même, quand il leur arrive d’inverser les phonèmes, de dire pranile pour praline. Aucune intention ironique dans la monstration de ces pataquès ou autres barbarismes fossilisés dans l’esprit de leurs émetteurs ; plutôt le souci de coller aux voix, et d’en valoriser l’involontaire créativité, soit la poésie. Car la première nourriture spirituelle d’un écrivain est la source de l’idiolecte familial ou enfantin – Leiris avait-il exploré autre chose dans La Règle du jeu, ou Proust quand il transcrivait les propos des salons, du personnel de maison et des « côtés » qu’il fréquentait ?

 

Et puis il y a le portrait de cette femme, qui traverse le siècle d’une longue enjambée leste même si elle l’achève clopin-clopant. La poitrine du lecteur, qui superpose immanquablement à ces phrases les épisodes de son vécu, se serre souvent, et la gorge aussi. Dubois qui se livre l’air de rien, en mode mineur et en basse continue, Dubois nous fait vibrer. En particulier quand il vient à se demander si sa mère aura été heureuse. Plus que le malheur (dont on peut encore identifier certaines causes concrètes et cerner les contours), le sens du bonheur ante et post-mortem de chacun demeure une question béante, insoluble. Dubois prend le parti – délicat, non pas prudent – de l’incertitude. « Dans le monde qu’on lui proposait, surdéterminé, hiérarchisé, où circonstances, nature, code social régnaient en maîtres, la liberté résidait seulement dans le degré d’acceptation face à une situation imposée. Née femme, il était dans l’ordre des choses qu’elle soit mère plutôt que pianiste ; elle a été mère donc, et y a mis toute la ferveur dont elle était capable. »

 

Il fallait bien du talent pour laisser entrevoir ce qu’il y a de pudeur, de difficulté aussi, chez un fils, à exprimer ce qui le relie à sa mère, jusqu’au bout de leur commun cheminement. Jusqu’à cette extinction de l’être qui vous a construit, élevé, pour se résumer au constat clinique de sa présence, et dont le corps et le fantôme en viennent déjà à se confondre. Le chapitre conclusif de Ma mère, par exemple, est un doux tomber de rideau. Au lecteur de deviner entre les lignes les sentiments, intenses au point d’être indicibles, qui se jouent dans ce théâtre, une fois les acteurs fondus dans l’ombre. L’auteur, pour le coup, s’absente de la salle et se dissimule, mutique, dans le trou du souffleur.

 

Dubois a donc bel et bien dressé, sans pathos, un portrait de femme qui restera comme l’un des plus sobrement émouvants de la littérature belge contemporaine. Par touches pointillistes, anecdotes, faits et geste anodins, scènes et paroles rapportées, il aboutit à la seule figuration possible de cette créature éminemment complexe qu’est une femme : la mosaïque. Le visage apparaît, oui, et dans toute sa gamme d’expression, mais ses fissures, qui ne seront jamais jointoyées, lui permettent de se dérober à loisir et de retourner se lover en son propre mystère.

 

Frédéric Saenen

 

André-Joseph Dubois, Ma Mère, par exemple, Éditions Weyrich, septembre 2014, Collection « Plumes du coq », 137 pp., 14 €

 

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