Jacques De Decker : L'espoir au ventre

Avant que d’avoir été journaliste pour les pages littéraires et culturelles du
Soir, écrivain prolifique et enfin Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Langue et Littérature Françaises de Belgique, Jacques De Decker fut un homme de théâtre, et là encore sous toutes les facettes que cette vaste étiquette peut recouvrir : acteur, critique (avec notamment une connaissance approfondie de l’œuvre de Hugo Claus), metteur en scène et dramaturge.

Il n’est dès lors guère étonnant d’entendre résonner, dans son roman Le Ventre de la baleine, le triple martèlement qui annonce l’ouverture d’une pièce. Si ce n’est qu’ici, les coups sont des détonations et qu’ils cloront la tragédie, laissant sur le carreau un politicien redoutable, un « ténor de parti » selon l’expression consacrée, un de ces chênes que l’on croit impossible à abattre.


Le lecteur n’entre pas dans ce récit, il s’immerge en apnée dans ses eaux troubles, et le lever de rideau n’en est que plus déroutant. Ainsi, quelle signification donner au songe inaugural, déroulé dans une syntaxe envoûtante et raffinée, entre lascivité fin-de-siècle et atmosphère de Nautilus ? Comme le confiait l’auteur au journaliste Jean Jauniaux, il s’agit là d’un rêve qu’il a bel et bien fait et qui ne lui est resté gravé dans la mémoire que par l’effet d’une coïncidence étonnante : au matin de ce jour de juillet 1991, la radio annonçait l’assassinat par balles du Ministre d’État André Cools, figure éminente du Parti socialiste. « J’ai eu cette vision juste avant l’éveil, poursuit Jacques De Decker. […] Les deux souvenirs se sont coagulés. Je n’ai pas pu séparer le rêve et l’information parce qu’il y avait dans ce meurtre quelque chose de caché, de sous-marin. De là vient cette analogie entre le fait divers et le rêve. On se trouve dans les fonds marins, on a affaire à des monstres, à ce que Julien Green appelle le Léviathan : c’est le monstre même du pouvoir qui est à l’œuvre. »


Peut-être est-ce par ce qu’il est aussi un mélomane averti que Jacques De Decker a réussi à appliquer avec brio une structure contrapuntique à son histoire. Côté cour, il y a l’ombre, indéniable, et celle des hommes qui y évoluent : Arille, le vieux lion solitaire et sur le déclin ; ses ennemis mafieux qui pousseront la maladresse jusqu’à l’horreur ; ses fidèles (si tant est que la fidélité existe en politique) ; et ses disciples (jusqu’à ce que l’admiration cède la place à la déréliction et à l’ambition). Côté jardin, il y a le couple formé par le journaliste Thomas et sa femme Marthe, qui connaîtront bientôt le bonheur d’être parents. Les deux narrations sont parallèles, jusqu’au moment crucial de la mise à mort. L’exécution d’Arille entre alors en concomitance avec la naissance de Jonas, le nadir et le zénith de la fiction sont engloutis d’une même bouchée par un symbole à dimension de cétacé. Et si obscure que soit la fable en ses abîmes, son message final éblouit comme un reflet de soleil sur une mer apaisée.


En rééditant ce roman à clés quelque vingt ans après sa parution première, les éditions Weyrich lui permettent d’accéder au statut qu’il méritait, celui de classique des lettres belges. Car ce livre est la démonstration que, si l’actualité peut se contenter honorablement parfois de devenir l’Histoire, grâce au filtre de la littérature elle accède à une dimension bien supérieure : l’intemporalité.


Frédéric Saenen

 

Jacques De Decker, Le Ventre de la baleine, Éditions Weyrich, Collection « Plumes du coq », réédition, 2015, augmentée d’une interview de l’auteur avec Jean Jauniaux, 192 pp.

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