Emmanuelle Berthiaud. Enceinte : « Depuis qu’elle est en cloque… »

Enceinte est un ouvrage captivant et très richement illustré qui plonge le lecteur au cœur du mystère de la vie, dans les entrailles de la procréation. Emmanuelle Berthiaud, docteur et spécialiste de l’histoire des femmes, du corps, de la médecine aux XVIIIe et XIXe siècles, y envisage la grossesse et ses multiples représentations dans la société française en particulier, tout en débordant sur l’aire européenne.

 

Dans son introduction, Emmanuelle Berthiaud définit l’objet de son étude et précise d’emblée l’axe chrono-culturel qu’elle adopte : « La grossesse est un état temporaire – de neuf mois, en théorie – compris entre la fécondation et l’accouchement, et se déroulant uniquement dans le ventre féminin. Condition essentielle de la survie de l’espèce, la grossesse a une dimension biologique évidente. Or, comme d’autres expériences humaines, elle relève certes de la nature, mais aussi de la culture. La fascination pour le pouvoir procréateur des femmes et les métamorphoses de leur corps pendant la gestation ont en effet donné lieu à de multiples rites, mythes et images au cours du temps. »

 

Après avoir évoqué les « Vénus » paléolithiques (35.000 ans ACN), symboles de la fécondité féminine, et les statues gréco-romaines, l’auteur montre à quel point la chrétienté a profondément et durablement modelé la vision de la grossesse : le rôle de la femme se résume à engendrer. Cet acte lui confère une existence sociale, mais la renvoie également à sa dualité originelle, entre Ève et Marie. D’une part, la femme incarne l’être du péché, de la souillure, de la compromission. Bossuet assène d’ailleurs encore au XVIIe siècle dans ses Élévations sur les mystères : « Le Seigneur a dit à la femme : “Je multiplierai tes calamités et tes enfantements : tu enfanteras dans la douleur.” La fécondité est la gloire de la femme ; c’est là que Dieu met son supplice : ce n’est qu’au péril de sa vie qu’elle est féconde. […] Ève est malheureuse et maudite dans tout son sexe. » D’autre part, elle symbolise l’être du salut, de la virginité, de la pureté que les iconographes représenteront abondamment avec les codes de l’époque, du moins aux 14e et XVe siècles car, dans le sillage de la Réforme et à la Contre-réforme, les signes de cet état singulier et trivial seront occultés.

 

Aux côtés de la Vierge, sainte Élisabeth, sainte Anne et d’autres canonisées font l’objet de cultes réconfortants pour les femmes qui, avant l’avènement de l’échographie, ne pouvaient envisager qu’avec circonspection au mieux ou terreur au pire, la transformation de leur morphologie. Divers objets de dévotion en attestent : des images pieuses aux « sachets d’accouchement » en passant par les ceintures et les médailles de protection, tout un attirail est à la disposition de la « femme grosse », en proie aux douleurs et aux tourments, qui doit pourtant, comme l’indique la Comtesse de Ségur dans une lettre à sa fille Olga en 1863, endurer et se résigner : « Une grossesse est toujours chose pénible ; aussi que de fautes elle rachète ! Une couche est toujours douloureuse et ennuyeuse par ses suites ; aussi que de mérites elle peut valoir et comme toutes les impatiences, les ennuis qu’on accepte, sont comptés pour l’éternité ! »

 

Qu’elles soient paysannes ou aristocrates, les « prégnantes » poursuivent néanmoins le cours normal de leur existence, sans changer leurs habitudes : les unes peinent au labeur, les autres se fatiguent à recevoir. Leur point commun est que, à partir du XVe siècle, leurs corps gravides sont cachés, soustraits aux regards. Ainsi ces futures mères deviennent-elles maîtresses ès dissimulation ombilicale. Et les petites gens de s’ingénier à découdre et rapiécer leurs robes et tabliers de travail ; et les nobles de multiplier corsets, tissus et froufrous afin de respecter la bienséance vestimentaire. Ce n’est qu’à la Belle Époque, grâce à des créateurs novateurs, que la mode prendra enfin en compte les ventres rebondis et les enveloppera de drapés avantageux. Parallèlement à cette obsession de couverture, seule la médecine lèvera les voiles de la pudeur et exposera, sous forme de cires, de dessins et de mannequins anatomiques (qu’il est loisible d’admirer, avec le même goût morbide et le même voyeurisme qu’à l’époque, au Musée Spitzner), les chairs internes pouvant parfois abriter des monstres hideux… Au point de vue pictural, quelques scènes mythologiques, des portraits de famille (dont le troublant Portrait de Madame Edma Pontillon par Berthe Morisot en 1871), des dessins individuels et de savoureuses caricatures (favorisées par le développement de la presse) mettent à l’honneur ou croquent la femme « embarrassée ». Les clichés photographiques n’auront quant à eux pas cette opportunité, à cause de superstitions populaires tenaces qui menacent le fœtus de « mauvais œil », voire de mort prématurée.

 

Après ces siècles marqués par le sceau du tabou, des artistes de la fin du XIXe siècle osent faire exploser les carcans d’une société nouvellement bourgeoise et se permettent de représenter la grossesse dans sa nudité la plus totale. Gustave Courbet, Gustave Klimt et Egon Schiele trempent leur pinceau dans le liquide amniotique et accouchent d’œuvres puissantes, à l’instar de Paula Modershon-Becker et Frida Khalo. Cette tendance ne cessera de prendre de l’ampleur au XXe siècle, ère de libération et de la valorisation des femmes qui se sentent enfin en pleine possession de leur corps, de leur vie et de leur destinée grâce, entre autres, aux avancées sociétales et médicales. Oscillant entre conventions bourgeoises et récriminations féministes, le « deuxième sexe » subit un changement aussi capital qu’insidieux : petit à petit, la complexité s’insinue dans ce qui était auparavant l’évidence. Les questions du choix de la maternité, de l’omniprésence de la médecine, de la procréation assistée, des mères porteuses, etc. illustrent ce basculement et augurent certainement d’autres bouleversements radicaux. La science-fiction s’est déjà faite réalité avec Thomas Beatie, l’homme qui a été par trois fois enceint… Renaud ne pourra donc plus chanter son désespoir en ces termes : « Parfois c’qu’y m’désole / C’qu’y fait du chagrin / Quand j’regarde son ventre / Et l’mien / C’est qu’même si j’devenais / Pédé comme un phoque / Moi j’serais jamais / En cloque »

 

On perçoit ici les prolongements passionnants qu’une telle étude ouvre (la grossesse aux quatre coins du globe, l’histoire de l’IVG, etc.) et l’on se met à invoquer sainte Marguerite pour qu’Emmanuelle Berthiaud donne rapidement naissance à d’autres ouvrages mêlant intelligence et originalité, rigueur et curiosité, érudition et clarté. On ressort de cette lecture avec des envies d’encore… à défaut de fraises ! 

 

Samia Hammami

 

Emmanuelle Berthiaud, Enceinte. Une histoire de la grossesse entre art, histoire et société, Paris, Éditions de la Martinière, octobre 2013, 2013, 248 p., 45 €.

 

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