Jazz : Quelques sorties notables

François Rilhac a disparu en 1992. Il avait trente-deux ans, était déjà considéré comme l’un des meilleurs pianistes stride de l’époque. Tout permet de penser qu’il aurait pu se hisser encore plus haut, notamment sur le plan international où il jouissait déjà d’une belle réputation. Chez nous, seul Louis Mazetier, son contemporain avec qui il joua en duo à partir de 1983 et qui poursuit une brillante carrière, peut lui être comparé sans restriction. Telle était la valeur d’un musicien qui était parvenu quasiment à la hauteur de ses maîtres, Fats Waller, Art Tatum. Il avait assimilé leur style sans se livrer pour autant à une pâle copie, mais en l’intégrant à sa propre personnalité. Bel exemple  de ce que les poètes de la Pléiade appelaient « l’innutrition ».

 

Le voici dans un album publié sous le titre « It’s Only a Paper Moon »  (1), enregistré sur le vif en juin 1985 dans un club parisien et resté jusqu’ici inédit. Sans doute les conditions techniques (enregistrement quasi artisanal, son du piano, surtout dans les aigus) justifiaient-elles alors les réticences du pianiste pour une publication. Pourtant, le disque méritait largement d’être exhumé. L’ombre de Fats Waller plane, à travers des compositions telles Ain’t Misbehavin’, Keepin’ Out Of Mischief Now et des standards (Somebody Stole My Gal et autres Sweet Lorraine ou Sugar). Autant d’interprétations que l’on pourrait qualifier d’exemplaires. Tous les amoureux du jazz « classique », tous les apprentis pianistes devraient en faire leur miel : swing intense, main gauche à la fois puissante et légère (très rare, une « pompe » aussi aérienne !), inspiration constante, alliance de la sobriété et de traits virtuoses à la Tatum, tout concourt à la réussite de cet enregistrement qui méritait de passer à la postérité.

 

Autre pianiste digne d’intérêt, Jérémy Bruger dont le style, abreuvé à des sources diverses, diffère de celui de François Rilhac. Son inspiration puise en effet aussi bien chez Hank Jones que chez Herbie Hancock, Ahmad Jamal et autres grandes figures jalonnant l’histoire du jazz. Un éclectisme servi par un enthousiasme communicatif et qui se traduit par un discours brillant, des improvisations capables de repeindre les standards aux couleurs les plus séduisantes (Nice Work If You Can Get It). Avec cela, compositeur de mélodies qui retiennent l’attention, comme Raf’ Place, dévolu à Raphaël Dever, contrebassiste à la solidité exemplaire, ou Enidnama, titre anagrammatique d’où l’on peut déduire que celle qui a inspiré cette ballade n’était pas dépourvue de charme.

 

« Reflections » (2), dont le titre reprend celui d’un morceau méditatif de Thelonious Monk interprété ici avec un sens certain des nuances, présente ainsi bien des attraits. Il confirme tout les espoirs qu’avait fait naître « Jubilation », enregistré en 2012, pour le même label, avec les mêmes partenaires. Lesquels participent pour une large part à la réussite des deux albums. Il s’agit en effet non de la juxtaposition de trois musiciens, au demeurant fins techniciens, qui traceraient  chacun sa route  sans guère se préoccuper de celle des autres, mais d’un véritable trio, fondé sur l’écoute réciproque et en tirant sa cohésion. Une interaction constante que traduisent les interventions du bassiste et celles de Mourad Benhammou, l’un et l’autre attentifs aux suggestions du pianiste, prompts à suivre celles-ci, voire à lui suggérer des pistes nouvelles.

 

Pierre Christophe figure au nombre des inspirateurs de Jérémy Bruger, selon les propres dires de ce dernier. Choix judicieux. Lui-même élève de Jaki Byard après l’obtention de son Bachelor à la prestigieuse Manhattan School of Music de  New York, Christophe est un pianiste complet, l’un des meilleurs que l’on puisse entendre sur la scène actuelle. Il excelle dans le style bop et post bop, sans pour autant se cantonner à ce seul genre, comme en témoigne sa copieuse discographie, tant en leader que comme partenaire de nombreux musiciens, aussi bien français qu’étrangers.

 

On le retrouve au sein du Jazz Workers Quintet de Mourad Benhammou qui en est à son troisième volume, « March Of The Siamese Children » (3). Un groupe qui réunit la fine fleur des jazzmen actuels. Sous la houlette d’un batteur brillant, stimulant, inventif, outre Christophe, Fabien Marcoz (contrebasse) Fabien Mary (trompette) et David Sauzay (sax ténor et flûte) unissent leurs talents sur un répertoire  éclectique où les compositions signées Benhammou (Zanzibar, Zielona Herbata « Green Tea ») et Mary (Autumn Mélodie) côtoient celles de musiciens et compositeurs souvent oubliés. Figure même au menu Indian Song, extrait de l’opéra « Sadko » de Rimsky-Korsakof.

 

Si la cohésion de l’ensemble, fruit d’une collaboration de quelque trois lustres, frappe dès la première écoute, les solistes font aussi preuve d’une technique éprouvée au service d’une remarquable fraîcheur d’inspiration. Si bien que « March Of The Siamese Children », titre emprunté à la musique de la comédie musicale de Broadway « The King And I », morceau signé Richard Rogers, constitue une belle réussite de plus à porter à leur actif.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – François Rilhac, « It’s Only A Paper Moon » (octobre 2016)

2 – Jérémy Bruger « Reflections » (mai 2016) Bruger (piano), Raphaël Dever (basse), Mourad Benhammou (batterie).

3 – Mourad Benhammou Jazz Workers Quintet vol.3 (octobre 2016). Benhammou (batterie, Fabien Marcoz (contrebasse, Pierre Christophe (piano), David Sauzay (ténor sax., flûte), Fabien Mary (trompette).

Les trois albums chez Black & Blue, distrib. Socadisc.

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