La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Lecture de Rimbaud


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Le livre le plus abîmé de ma bibliothèque est le Rimbaud de la Pléiade, dans l’édition de 1951, acquis aussitôt, neuf, emboîté dans un carton gris, luxe misérable, emballage indigne ; et qui ne fut jamais tenu qu’entre mes mains, avec soin, délicatesse, comme j’en use avec tout livre, m’abstenant d’y rien inscrire, même au crayon. Son dos s’est détaché, comme un serpent mue, mais ce dos, cette face vers nous quand le livre est debout dans la bibliothèque, cette colonne, cette stèle enserrée au sein d’autres stèles, n’est qu’un débris, et si mal en point, rogné, grignoté d’usure, qu’il ne peut même pas servir de signet. Son épaisseur, aussi, et sa courbure, l’en empêcherait. Je le conserve à part, relique. Les Japonais, dit Claudel, enterrent avec piété leurs pinceaux hors d’usage. On pourrait croire un Pléiade indestructible, invulnérable, mais non. L’éclat grenu de sa peau, l’or glorieux et discret de ses titres et du nom de l’auteur, nous apprenons qu’ils peuvent, par le contact des mains et la lumière, une éclaboussure de café, se maculer, se ternir, l’ouvrage altier se changeant en vieux livre, en volume d’une bibliothèque héritée, familiale ; et c’est pourquoi nous serions enclins à laisser la laide enveloppe de celluloïd ou de plastique le protéger, nos yeux perdant ainsi la fraîcheur du livre, nos doigts son grain, sa nudité ; mais tomber ainsi en ruine ! Le temps nous change en héritier de nous-même.

 

Je ne jetterai pas ce Rimbaud et sa préface de Rolland de Renéville et de Jules Mouquet, leurs notes ; de même qu’à portée de main, à l’angle de ma table, je garde Pascal dans l’édition, compacte, scolaire, dense, verte, de M. Léon Brunschvicg, petit bloc éclatant de génie, et comme conçu pour qu’on l’emporte avec soi, en voyage, ou qu’il tienne si peu de place qu’on puisse le poser sur sa table de travail : c’est, pour moi, Pascal ; en dépit de toutes les éditions savantes qui lui ont succédé. C’est dans ce livre, dont j’ai maladroitement recollé la couverture, que je fus, en seconde peut-être, éclairé par Pascal comme je fus ébloui, et le suis toujours, par Rimbaud. Lumières qui en moi ne se sont jamais séparées, flamme entrelacée à la flamme : rien de plus haut, poésie et pensée, brûlure et feu d’une vie, d’un vivant, dans la littérature française. Tous deux, Pascal et Rimbaud, au sommet de notre littérature, et au-delà : « d’un autre ordre » ; la littérature passant infiniment la littérature. En ces écrits s’entend battre, comme l’entendit Jean, le cœur du Christ. Cela ne se compare qu’à Dante. L’Évangile en transverbère l’épaisseur comme à Ravenne la lumière du jour illumine avec douceur l’albâtre du mausolée de Galla Placidia.

 

L’état de mon Rimbaud devrait me contrister, j’en éprouve une espèce de joie : comme si ce délabrement, cette décrépitude, me donnait la preuve, inutile, qu’il n’est aucune œuvre que j’aie lue plus que celle de Rimbaud, jusqu’à en être imprégné. Je crois avoir saisi depuis longtemps le dessein, le sens de cette œuvre, inséparable de la vie de Rimbaud, de même que dans les lettres de Harar, et bien d’autres de ses lettres, se perçoit le ton, le rythme, – le regard de Rimbaud, l’écriture de son œuvre de poète. En piles, dans un recoin de mon bureau, j’ai entassé une centaine d’ouvrages ou de revues, d’articles, peut-être davantage, sur Rimbaud : cela, et quant à la signification de l’œuvre, secrète, évidente, éclatante, et quant à ses détails, m’a peu servi. Or, ce sont les détails de l’œuvre qui me sont souvent inintelligibles. Mais il est au moins possible de voir clair dans le système des obscurités de Rimbaud : usage du pronom personnel sans renvoi à la personne ou la chose qu’il implique, double sens de certains mots, obscénité sous-jacente ou sous-entendue derrière le motif apparent qui peut avoir sa part d’énigmatique, déclaration dont on ne sait si elle est ironique ou sérieuse, ferveur ou moquerie, cœur mis à nu ou masque, temps présent qui peut évoquer un passé, juxtaposition de deux moments de la conscience, ellipses… Rares, sans doute, les cas où l’obscurité est involontaire, accidentelle, née d’une maladresse, d’une faute, d’un lapsus, d’une copie défectueuse. – Mais cette esquisse d’un « système des obscurités » de Rimbaud vaut surtout pour Une saison en enfer. Les obscurités des Illuminations sont d’une autre nature.

 

L’hermétisme de Rimbaud, qui n’est en rien celui de Mallarmé, est un aspect de son « art poétique » ; et, lorsqu’il s’agit d’un hermétisme de détail, tissé dans le tissu du texte, il consonne et s’accorde avec l’obscurité fondamentale de l’œuvre, la nourrit, l’augmente. Cette obscurité, même si elle n’existe pas pour Claudel, même si pour lui Rimbaud est évidence – « un mystique à l’état sauvage », est indéniable. La multiplicité et la discordance radicale des interprétations en seraient la preuve ; et il n’est guère de commentateurs qui au seuil ou au cours de leur propos ne professent l’insaisissable de cette œuvre.

 

L’œuvre de Rimbaud, qui a pourtant souvent l’abrupt d’un cri, l’évidence d’une image ou d’un spectacle, le ton d’une confession nue, est voilée. Ce voile, transparent, ajoute à l’envoûtement dont elle nous saisit. – Voilée, mais non d’un voile qui serait partout le même. Nous sommes en présence d’une parole venue du cœur et cependant comme se refusant à l’intelligibilité immédiate. – Dire et ne pas dire. Un psychanalyste, Winnicott (1), voyait dans ce désir d’être connu et caché, la contradiction, déchirure et lien, de tout artiste, le nœud de son œuvre ; de tout artiste, et peut-être de chacun de nous : désir de « reconnaissance » et désir d’échapper à tout regard. Désir de parler, désir de se taire ; cela pourrait se désigner comme le « complexe d’Hérodiade », celle de Mallarmé : une femme, une vierge, se montre, parle, se représente et s’évoque, comme sur la scène d’un théâtre, – et sur cette scène, livre ou planches, en effet ; mais dit son effroi, son horreur, au seul contact de ses cheveux sur son corps, sa nudité… Pour Rimbaud : « Que comprendre à ma parole ? » – « J’ai seul la clef de cette parade sauvage. » – « … je lui dis quelquefois : "Je te comprends". Il haussait les épaules. » – « C’était aussi frivole que moi lui disant : "Je te comprends". » – « Je suis caché et je ne suis pas. »… Ce double mouvement, aveu et secret, jusque dans ce désir d’aller sur les routes, de travailler au loin, dans une sorte de disparition, est peut-être l’une des « clefs » de Rimbaud. – « Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà. » À sa mère, au sujet d’Une saison en enfer, il a cette réponse, claire et ambiguë, cette façon de répondre et de ne pas répondre : « J’ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et dans tous les sens » ; rebuffade, agacement, dérobade, refus de « traduire », de s’exposer davantage, devant sa mère, devant quiconque ; c’est aussi parler de ce qu’il a écrit comme la tradition voulait qu’on lût l’Écriture. Toujours : un sens caché.

 

Mais il faudrait ici penser à ce qu’est en poésie l’hermétisme. Pour une face, l’hermétisme de Rimbaud est une esthétique, pour une autre, il est d’un ordre qu’on peut dire mystique.

 

Avant de chercher à comprendre ce que dit Rimbaud, le sens caché, il est bon de comprendre les raisons de cette obscurité, sa méthode. Il est bon de prendre acte du parti dans Une saison en enfer, mais aussi dans les Illuminations, d’une confession véhémente, brutale, et d’une parole close, hermétique, laissant au dehors le lecteur. Il n’y a rien d’identique à cela dans notre littérature. Il faudrait imaginer une fusion d’Augustin, de Rousseau, et de Góngora (mais Góngora est plus proche, il me semble, de Mallarmé, alchimiste méticuleux, que de Rimbaud, cette flamme fulgurante, ce météore). Quelque soit le nombre et la diversité des sources qui irriguent son œuvre, Rimbaud est unique, on le sait ! – même si les Illuminations et Une saison en enfer sont profondément dissemblables. La question n’est pas tant de savoir si quelque partie de l’une de ces œuvres précède l’autre, achevée, publiée, ou lui succède, lui est contemporaine : ce sont deux œuvres parallèles.

 

« La rose est sans pourquoi » : sa beauté, son parfum, cette image qu’elle est, terrestre, de la joie éternelle du Paradis, cela suffit à la plénitude du cœur. Nos questions ne sont plus, seule demeure cette réponse rayonnante et close à une question qui s’est évaporée, comme un rêve qui s’en est allé. Même si le sens logique, mystique, métaphysique, existentiel de l’œuvre de Rimbaud, sens pourtant essentiel, pour lui, pour chacun, nous est inaccessible, sa magie, qui est un sens d’un autre ordre, peut suffire. Jamais, chez aucun autre poète que lui, la rencontre inouïe, naturelle, surnaturelle, de deux mots, comme entre deux silex frappés l’un contre l’autre, comme entre deux corps amoureux jaillit l’étincelle, le feu, se forme un être nouveau, n’eut sur nous cette puissance du ravissement, alliance de la foudre et de la primevère. Un vitrail, pour nous ravir, il n’est pas nécessaire que nous en reconnaissions le sujet : sa splendeur est cette « rose sans pourquoi ».

 

Tout à l’heure, dans une page précédente, est apparue madame Rimbaud, celle qu’Arthur appelait la Mother, « la mère Rimbe », « la bouche d’ombre ». Je l’admire. On raconte, témoignage tardif, qu’elle déplaçait à la nuit tombée les bornes de ses champs ; et si c’était à bon droit ? Elle était dure, sans doute, paysanne de ce temps-là, femme seule, qui se dit veuve ; et mère d’un Arthur Rimbaud ! Mais elle lit le livre de son fils, elle a versé au moins une avance pour qu’il soit imprimé, elle s’interroge, l’interroge. La lettre qu’elle écrit à Verlaine, dont elle sait la « liaison » avec Arthur, qui devrait emplir d’horreur cette bonne paroissienne, est admirable d’écriture, de cœur, d’intelligence ; chrétienne ; c’est une lettre de directeur de conscience, aimant, sévère, juste ; la lettre d’un conseiller spirituel ; l’esprit de charité l’inspire. Cette femme, toujours vêtue de noir ou de gris, voyant que le caveau familial doit être réparé, restauré, fait exhumer les morts de la famille, dont Arthur. Elle voit tout, dirige le chantier. Force de caractère, force d’âme. Elle rassemble elle-même les restes de sa fille Vitalie, elle les décrira dans une lettre à Isabelle, elle les rassemble, et, dans un drap très blanc qu’elle avait apporté exprès, ils seront déposés près de l’autel, dans un cercueil, en attendant le réensevelissement. Elle vérifie tout, les travaux, le tombeau. Elle indique au fossoyeur la place où elle veut être, à sa droite, Vitalie, à sa gauche, Arthur. Elle se glisse, aidée par les ouvriers, par une ouverture guère plus grande qu’un cercueil, dans le caveau, et, à grand-peine, en remonte, tirée, hissée. Là, dans le noir, elle a posé, accroché, contre un muret en brique, une croix et du buis bénit.

 

Quelque temps plus tôt, à l’église, pendant la messe, elle avait vu un homme, amputé, s’appuyant sur une béquille, « comme le pauvre Arthur en avait une », et tel que fut son fils. « Je tourne ma tête, et je reste anéantie : c’était bien Arthur lui-même : même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe, mais de petites moustaches ; et puis une jambe de moins ; et ce garçon me regardait avec une sympathie extraordinaire. »

 

Ce n’était pas la première venue, madame Rimbaud. Elle dit un jour, de son fils : « C’était un tendre ». Elle aussi, sous la dureté, la raideur, les angles.

 

Et Isabelle, sœur d’Arthur. Beauté, et profondeur, intelligence, de son récit des derniers jours de Rimbaud, à Marseille. Tout dans son témoignage sonne juste et s’accorde à ma vision de Rimbaud, de son œuvre. Mais il est un autre portrait de Rimbaud, par Isabelle, où Rimbaud est invisible, on l’entend seulement, dans la maison familiale, à Roche, dans le grenier, enfermé, écrivant ce qui sera la Saison, pleurant, sanglotant, criant, tapant du poing sur la table. Arthur, blessé, n’a pas travaillé à la moisson. Les ouvriers, lorsqu’ils font la pause, se rafraîchissent, et quand ils entendent les cris et les pleurs du malheureux, se regardent avec tristesse. Isabelle aurait-elle pu inventer ces plaintes et ces colères, là-haut, et cette scène ?

 

Le livre le plus proche de l’œuvre de Rimbaud, voire son modèle intime, serait-il l’Apocalypse ?

 

Rimbaud chrétien, Rimbaud révolté contre Dieu : c’est entre ces deux pôles que se partagent les interprètes de Rimbaud : chacun l’entendant selon ce qu’il croit ou ne croit pas. Reste que le nœud du débat est fixe : la relation de Rimbaud avec le Christ, dans son œuvre, en Rimbaud lui-même. Qui en doute, qu’il relève les occurrences, dans la Saison. Signe extérieur. Et puis, il faut entrer dans l’œuvre, écouter, entrevoir ; la vivre et la déchiffrer comme le récit d’un rêve. Mais, pour le sens, la relation de Rimbaud avec le Christ est le point nodal, la clef de voûte, sinon de l’œuvre entière, du moins d’Une saison en enfer. C’est à partir de ce point que peuvent s’éclairer certaines des Illuminations.

 

Je relisais Sonnet : devant des étudiants ou des collégiens, je serais bien en peine d’en dire, mot à mot, phrase à phrase, ce qu’il veut dire. Déjà : ce titre, qui ne correspond nullement à la forme de l’écrit qu’il surplombe : dérision ? Certes, chez Rimbaud, ce n’est pas le détail qui importe, mais le mystère de l’homme et de l’œuvre, ou l’énigme, et la beauté saisissante, unique, de la poésie. Cette beauté, au-delà de tous les bavardages d’interprètes, il semble qu’elle soit désormais évidente pour tout lecteur. Ce ne fut pas toujours le cas, et tel de mes amis, metteur en scène, chrétien, fervent de Verlaine, tient cette œuvre pour une sorte de plaisanterie.

 

Rimbaud m’est si proche, Rimbaud lui-même, qu’il me semble l’avoir connu, et dans son vêtement de cotonnade, en Abyssinie, plus qu’à Paris, à Bruxelles, à Londres, dans l’atelier de Fantin-Latour ou le cercle des Vilains Bonhommes, ou rue Monsieur-le-Prince, au petit matin, dans la mansarde où on l’héberge, cessant d’écrire, crachant sur les feuillages des arbres de la cour ou sur les tuiles de sous sa chambre ; et la lettre où il évoque cette « heure indicible » est belle comme une Illumination ; lettre écrite à la hâte où « je travaille » s’écrit « je travaince ». Il m’est arrivé de le rencontrer en rêve dans un autobus. Je songe à ceux qui l’ont croisé, lui. Les « bons Parnassiens », et les autres poètes, à Paris ; et ses employeurs, les gens de toute sorte, au Harrar, sur les pistes, commerçant. Mais qui a vu Rimbaud ? Qui a vu Rimbaud ? Verlaine, sans doute ; son portrait dans Crimen Amoris l’atteste ; et Isabelle ; peut-être sa mère. « Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. » Lui, à tel moment de sa vie, de son œuvre, comment s’est-il vu, qui était-il pour lui-même, au miroir de lui-même ? Son œuvre est une autobiographie, un autoportrait ; elle ne nous permet pas de le voir se connaître dans le secret de soi. Écrire, en vérité, est pour se connaître, et savoir de plus en plus qu’on ne se connaît pas, qu’on s’ignore, et que la raison de l’écriture, et l’œuvre elle-même, n’est pas de parvenir à quelque chose d’admirable, mais d’être le chemin, le moyen, de cette ignorance essentielle de soi, à quoi seul le secours d’« une main amie » peut mettre fin. Nombreux, parmi les peintres, les écrivains, les philosophes, ceux qui croient, qui s’attachent, à ce qu’ils font, se vouent à le bien faire ; rares, ceux qui s’approchent graduellement, ou soudain, de ce qu’ils sont, et qui est le mystère de l’être. Quand nous voyons les autoportraits de Rembrandt, de Van Gogh, se prenant pour modèle et s’observant dans un miroir, nous ne voyons que leur apparence, et c’est peine si nous avons quelque sentiment de leur regard intérieur, – mais ce regard intérieur, au secret de la personne, est précisément ce qui par essence est insaisissable à autrui, inaliénable. Est-ce pour le connaître que le peintre se regarde dans un miroir, comme s’il écoutait ? Mais dans cette espèce de face à face, tel que le jour et la nuit se faisant face, qui est le « je », qui est l’« autre » ? Qui suis-je ?

 

« Qui suis-je » ? Ce pourrait être le titre implicite, véritable, de tout autoportrait.

 

Le peintre, au cours de son travail, et puis le portrait tenu pour achevé, encadré, se voit deux fois en un miroir. Le tableau est ce deuxième miroir. Il se regarde vieillir, dit-on, s’il se peint de loin en loin ; sans doute ; il se regarde se défaire, il se voit disparaître, il lègue son image ; il lègue la galerie de son vieillissement, de sa métamorphose, de sa disparition, à des regards encore à naître, la toile est un miroir qui garde et porte l’image de ceux qui sont passés devant lui. Sans doute. Il s’agit là du temps, de l’existence. Mais le tableau n’est pas identique au miroir : la main et l’esprit y sont nécessaires. Et si le peintre se représente, présent, passé, la méditation du temps n’est pas l’essentiel. L’essentiel est la méditation du mystère de l’être, l’étonnement devant l’être que je suis, la personne, qui ne se connaît que dans la nuit de l’être. De tels portraits, intérieurs, nous deviennent miroir. Nous apprenons peu à peu que nous ne nous voyons, que nous ne nous devinons, que les yeux clos, sans image.

 

Artaud, sans doute, dans ses dessins saisissants, poignants, de lui-même, non plus que Picasso, n’avait besoin de miroir pour apparaître et s’apparaître ainsi. Il se représentait comme on se souvient de soi, comme on a conscience de soi dans les rêves. Son visage jaillissait du fond de lui, comme un cri, des larmes, une convulsion. C’est comme s’il avait posé sur la feuille blanche sa main noire et grise de sang. Portrait intérieur, aveugle. Visage qu’on tient entre ses mains dans la détresse. J’ai connu un professeur qui à ses élèves faisait modeler dans l’argile, yeux fermés, l’image de leur visage.

 

C’est peu dire que « tout portrait est un autoportrait » : toute œuvre – toute œuvre véritable, est une autobiographie, une manière d’autoportrait. L’âme de qui la signe en est l’empreinte, elle s’y imprègne. C’est la trace d’un ange qui fut notre hôte sans que souvent nous en sachions rien. J’ai connu un vieux peintre qui peignait, non pour ajouter des peintures à des peintures, mais pour savoir de quelle peinture il était capable, le savoir peut-être à son dernier souffle. Quand il m’a dit cela, dans son atelier, un jour comme les autres, dans la lumière ordinaire, j’ai vu ses larmes, j’ai détourné les yeux, mais ces larmes et cette parole m’ont révélé une vérité que j’ignorais encore. Ce n’était pas pour voir la peinture qui dormait en lui s’éveiller, se manifester, mais pour entrevoir grâce à elle, grâce à l’œuvre, celui qu’il était, en ce monde, et si cette lumière, entrevue, devait s’éteindre, ou vivre, vivre.

 

Se connaître, se connaître ignorant de soi, ressentir pourtant que quelqu’un de plus intérieur que nous à nous-même nous connaît, parce que lui seul en vérité se connaît et connaît sa connaissance intime ; pressentir, dans notre nuit, notre détresse, que cette connaissance est une avec l’amour… J’ai entendu, très jeune, Lanza del Vasto, citer Valéry, dont il est si proche et si différent : « Cette inimitable saveur que tu ne trouves qu’à toi-même ». Cette parole – deux vers du Serpent – me revient à l’esprit quand je songe à Rimbaud tel qu’il fut pour lui-même, à ses propres yeux. « Nous ne nous connaissons qu’en énigme et comme dans un miroir, et nous nous connaîtrons comme nous sommes connu. » – JE est un autre.

 

Rimbaud, la connaissance de soi, la poésie : « La première étude de l’homme qui veut être poëte est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. » – Lettre du Voyant.

 

Reste l’autobiographie, spirituelle, voilée, radieuse, trace de ce « passant considérable ». – Autobiographie, c’est le mot de Verlaine pour Une saison en enfer : « espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive ».

 

Le poème, même quand il n’est en apparence qu’un récit, une confession, – la poésie, accomplit sur son plan ce qui est en profondeur le « combat spirituel » et le travail, la quête, de la connaissance de soi, tous les faux moi tombés à nos pieds comme les bandelettes qui enserraient Lazare.

 

Se connaître, et, certes, se « co-naître », – naître.

 

Claudel, je crois, parlait de la connaissance de soi en la comparant à la graine qui avec le temps forme et devient un arbre : l’arbre est la connaissance de la graine ; ce par quoi la graine se connaît. L’œuvre, ainsi, se lie à l’abîme de la connaissance et de l’ignorance de soi, de l’être. Et l’œuvre, à son tour, pour qui la rencontre, la reçoit, s’en inspire, est semence et graine, appel à se lever, à marcher, enfantés par l’horizon. Cette image de la graine et de l’arbre, comme celle de la chenille devenant papillon, peut s’entendre comme une parabole : nous sommes en vérité ce que nous sommes appelés à devenir, et ce devenir se confond à l’être de la personne en ce qu’elle est intemporelle, éternelle.

 

Les Illuminations, au contraire d’Une saison en enfer, n’ont jamais été le manuscrit d’un livre, à paraître. Ce sont des pages, des feuilles, éparses, dispersées, même si certaines semblent former un ensemble, une suite. Elles sont devenues livre par le rassemblement que Fénéon en a fait et le classement qu’il en a proposé : ordre devenu traditionnel, canonique ; par la force de l’habitude, le consentement au hasard, ou la reconnaissance implicite de l’intuition et de l’intelligence du premier éditeur. Et c’est ainsi que les Illuminations – d’où vient ce titre ? Rimbaud ne l’a, semble-t-il, jamais écrit ; et Verlaine, par jeu ? comme Rimbaud ? en souvenir de Londres ? prononçait ce mot à l’anglaise et le sous-titrait « coloured plates », « painted plates » : disons, illustrations, planches en couleurs, enluminures… –, c’est ainsi que désormais le « livre » s’ouvre par Après le Déluge. Était-ce pour la grande beauté de cette page ? Était-ce par ce qu’elle suggère : un commencement, quasi biblique : « Au commencement, Dieu créa… ». Une ouverture musicale, un lever de rideau, un rideau de scène figurant le spectacle qui va suivre, un prisme, un « argument »…

 

Ce poème, cette prose, pourrait être le point central, le belvédère, l’annonce de tout le recueil. On pourrait, de chacune de ses images, tirer un fil comme Rimbaud « des cordes de clocher à clocher », fil d’or, qui rejoindrait dans l’œuvre une image parente. – « Des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse ».

 

Prendre pour centre, provisoire, un élément d’une œuvre, –une œuvre véritable, et de ce point embrasser toute l’œuvre, comme on regarde un paysage, et comme un phare qui serait éclairé par lui-même, est une méthode souvent révélatrice. L’œuvre n’est jamais linéaire, elle est toujours un édifice, une symphonie.

 

[À suivre : Lecture de Rimbaud – Après le Déluge.

 

Claude-Henri Rocquet

Juillet 2015

 

(1) J’ai rencontré la citation de Winnicott dans le premier chapitre de Résistance à la poésie, de James Longenbach. Cet essai est publié par les éditions de Corlevour (Nunc).

2 commentaires

Bibi la masse

J'ai aimé cet article. Je me suis reconnue dans l'amour pour l'objet livre et pour la poésie. Les images lumineuses de Rimbaud ont accompagné ma jeunesse et inspiré après longtemps des poèmes en prose élaborés à partir de souvenirs personnels. Ce qui me manquait c'était une critique si profonde, intérieurisée de l'oeuvre rimbaudienne. Merci.

bite

Bonjour Claude-Henri Rocquet
Par bonheur, je trouve sur cette vaste mer de l' internet vos chroniques qui prennent leur temps comme des îles accueillantes et bienfaisantes.
Peut-être que vous avez encore quelques traces en forme de notes ou de cartes postales me concernant.
Vous lire ici, est un vrai plaisir, une pause dans l' urgence du quotidien.
Bien à Vous.

VERSUS ANIMA