La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Macbeth rue de la clef


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Ce document est très émouvant : c'est la dernière chronique que de Claude-Henri Rocquet, décédé le 24 mars 2016, nous a fait parvenir. Une voix s'est éteinte, une voix singulière, inspirée, profonde, humaine, un regard qui savait lire l'indicible, une pensée toujours en mouvement. Une immense perte pour la poésie et la littérature. J.V.


J’espérais entendre et faire crisser la neige en descendant la rue avant que la pluie annoncée la mouille et la dilue, ce n’était qu’une pluie de neige, l’ombre d’une neige, quelques flocons dans la bruine, le crachin, épars, fugaces, pas même une poudrerie, et nous nous sommes trouvés en Écosse devant l’écran obscurci, face à des monts sauvages, ciselés, tranchants comme des scies, des cascades brutales et drues, des chutes, foudre d’eau glacée, blanche, des lacs ronds au limbe net comme le fil d’une lame, miroirs de mercure sertis et incrustés dans la paume du lieu désert, fin du monde, son terme, sa limite, gouffre allant vers l’horizon, et, dans le noir de la terre et le gris du ciel, dans un jour noir comme la nuit, soudain, en face d’hommes vêtus et gainés de cuir noir, se barrant le visage de traits noirs comme s’ils se salissaient de cendre et de fumée, se masquaient de sang noirci ou de poix, de balafres de suie, acteurs et comédiens se fardant pour jouer en vérité la comédie de la mort, pour marcher à l’affrontement et s’enchevêtrer corps à corps, inhumains, dans le fracas du combat, de la tuerie, la guerre, ou comme si chacun portait face aux autres son deuil, leur deuil, prêtant serment en silence, frères d’armes, frères de sang, qui jaillira de l’entaille du vêtement et de la blessure, de leurs têtes coupées, de leurs membres disloqués, de leur gorge comme des jets de vin hors de l’outre ou des barriques trouées, ou le sang des porcs fendus au croc des abattoirs, – la boue, le sang, un pays de solitude et de mort, des royaumes et des fiefs, des héritages rués comme des fauves de tout poil les uns contre les autres, le monde, – premières notes et premières images du film de Justin Kurzel qui est sans doute à la hauteur d’Orson Welles, Laurence Olivier, Aki Kurosawa, mais peu importe, il s’agit de Shakespeare, de Macbeth. Nous étions quatre ou cinq dans la salle. Les sorcières n’étaient pas le trio des mégères noirâtres ordinaires, l’une était une jeune fille, une enfant, Hécate, peut-être, c’étaient des créatures de ce monde, ou d’un autre, habillées d’étoffe noire comme des veuves, une orpheline, elles s’évaporaient la chose dite qu’elles avaient à dire, et comme un souffle se confondaient dans l’air, le vent, l’invisible. Sont-elles des femmes, sous la barbe ? 

Oracles d’enfer. Prophétesses du mal. Témoins du règne du mal. Verseuses du poison dans les cœurs comme celui qui dans l’oreille d’un dormeur, par son assassin, le rend fou, le tue. Ombres charnelles qui seraient la concrétion de nos rêves, de nos songes, de nos désirs, de nos angoisses, de nos hallucinations ; comme le poignard tendu, par un spectre, à Macbeth, poignée vers lui, l’aimantant et le tirant vers son crime ; ou le spectre de Banquo à la porte du banquet alors qu’il gît assassiné entre roc et bruyère.



Figures de la tragédie grecque ; oracles ambigus. Ce ne sont pas des hommes sanglés de branches, de feuilles, faux arbres, armés et protégés de boucliers d’écorce, derrière un rideau de théâtre, un décor illusoire, qui seront la vivace forêt de Birnam qui franchira les douves, dévorera le donjon comme la vermine un crâne, mais la forêt consumée, son voile rouge, le feu, l’incendie, sa fumée. – Figures de la Bible. Sous l’Écosse sanglante où le temps des chapelles et des mitres, des cathédrales, est enraciné : l’Écriture. Lady Macbeth quand elle tente son mari, empli du « lait de la tendresse humaine », l’entraîne, l’enchaîne, est une Ève, une Lilith. Bientôt : Caïn et Abel ; plutôt : Jacob et Ésaü, Israël et Ismaël, Joseph et ses frères : l’histoire. La Bible n’est pas la généalogie d’une lignée élue, préférée, mais le livre de l’humanité hostile à elle-même, perdue, si la sainte victime, son enfant, le messie, le Christ, ne la délivre. L’image du Golgotha est évoquée parmi les premières répliques. Le monde est renversé. « Le beau est le laid, le laid est le beau » scandent les langues des véridiques vipères, filles, sœurs, épouses du diable, de Satan ; et on ne sait si elles prédisent les événements ou l’édictent, tramant les motifs de leur tissage, sinistres Parques, ou les constatant, chasseurs lisant l’empreinte, les brisées, les fumées ; ce n’est pas entre un ici-bas et un au-delà, un en deçà, qu’elles se tiennent, se meuvent : il s’agit du temps, où un présent qui n’est pas le nôtre coagule avenir et passé ; et leur chaudron est le creuset du mal pur. Le bien est le mal, le mal est le bien. Le vrai est faux, le faux est vrai. Le sens de ce monde est d’être renversé, insensé. Son être est Néant, Nihil. Son être n’est pas.

Dans le sang criminel et fou de Macbeth, pourtant, ses ténèbres, sa ténèbre, the milk of human kindness : quel est ce lait ? sinon celui qu’au tendre sein de sa mère, le Fils de l’homme téta, comme sur la croix, au bout d’un roseau, avec le vinaigre, il but son propre sang, qu’il avait donné, à ses disciples, ses frères, à tous, – l’humanité. Prince de la paix, assassiné.

 

Lait de l’Éden, perdu. Et le premier meurtre ; jusqu’à l’infanticide, massacre des innocents. Le lait, le sang ; gluant, poisseux. Le sperme, aussi. Chez Kurzel, Lady Macbeth exige et tire de Macbeth son jet en elle comme l’encre ou la cire qui scelle et atteste la décision du premier meurtre, enchaînement des crimes. Une amie me disait qu’en Angleterre elle réveillait ainsi parfois son amant : Be a man. – Mais cette tache, cette faute, originelle, dont Lady Macbeth ne sait se laver, ni Macbeth, ne sait se purifier, fût-ce par les abysses de Neptune, leur écume, leur salive, leur lessive inlassable, fût-ce par tous les parfums et les baumes d’Arabie ? Baptême noir, infernal, sans pardon, sans remède ni rémission. Le sang rédempteur du Christ, sa miséricorde ? Silence des évêques sous les ogives, statues d’or, vus de loin, décor, dans les cérémonies qui sacrent les rois ou les inhument. Maria Casarès, je crois, allait de long en large de la scène, d’un pas insomniaque, somnambule, damnée, docile à la didascalie, se frottant une main de l’autre main, pour effacer ce sang, cette tache, cette brûlure, éteindre dans sa chair, son être, ce fer rouge, ce sang, qu’elle ne veut plus voir, ce cœur accusateur, cette sentence en elle comme un glas. La criminelle, ici, est immobile. Sa parole est sa pensée. Elle se suicidera. Dernier meurtre. – Sortie et fin, extinction du cauchemar, cette autre histoire ; le néant, enfin ? To die, to sleep, to sleep ; to sleep : perchance to dream. Nos cauchemars, le cauchemar de notre vie, sont les volcans et les laves de l’enfer. Celui qui tue se fracture le cœur. Caïn meurt de son meurtre.



Le lien du théâtre et du songe est essentiel ; essentiel, plus rare, le lien du cauchemar et du théâtre : c’est aussi le sens de la catharsis. Cette pièce, peut-être la plus noire de Shakespeare, aurait pour sujet l’histoire, dont le ressort serait l’ambition, le désir du pouvoir, l’orgueil, la jalousie, la libido dominandi : en somme, la matière psychologique, notre cœur « creux et plein d’ordures » ? Et cette histoire – comme le cadavre exhibé de César sur son catafalque, drap d’un coup arraché – serait de même nature que celle qui est montrée, révélée, dévoilée dans Julius Caesar ; telle qu’en Hérodote, Tacite, Montaigne, Marx ; une histoire naturelle. Les hélices de ce barattement sont les moyens de l’histoire « surnaturelle », spirituelle. – « Une histoire pleine de bruit et de furie contée par un idiot, et qui n’a aucun sens » ? Insensée non sans quelque méthode en elle, une logique en son chaos. Le fou qui la raconte et l’ourdit n’est pas le premier idiot venu, un imbécile, un ivrogne, un dément, mais un démon, le Démon, prince temporaire de ce monde, prince des ténèbres. L’histoire est mécanique ou privée de sens, absurde, tant qu’on n’y déchiffre l’action de Satan ; son « génie ». À défaut de cette transparence, elle demeure opaque. La Genèse est le chiffre de l’histoire, le chiffre de l’homme ; l’Apocalypse est le chiffre de la Genèse ; mais comment déchiffrer l’Apocalypse ?

L’essence de l’histoire est métaphysique.

 

La droite ligne ne va pas de Dante à Shakespeare, mais de Shakespeare à Dostoïevski, Bernanos. « La plus belle des ruses du diable, dit Baudelaire, est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »


Claude-Henri Rocquet

Mars 2016

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