Lire et voir l’Enfer

Il l’appelait simplement La Comédie et la considérait comme un poème sacré. Dante Alighieri rédigea une bonne partie de son œuvre, commencée en 1303, en exil à Ravenne où il mourut en 1321. Ce n’est que plus tard, au XVIe siècle, qu’elle deviendra La Divine Comédie. Les traductions se sont succédé depuis lors avec des fortunes diverses.
La première traduction complète daterait de 1550. Christine de Pisan qui aimait ces vers en avait traduit certains. Louis Ratisbonne, très versé en littérature et journaliste reconnu, rédigea entre 1852 et 1859 une traduction rigoureuse  et intéressante.

L’Enfer constitue la première des trois parties du cycle conçu par l’éminent Florentin. D’une structure complexe, il est divisé en neuf cercles concentriques, Luxure, Violence, Gourmandise, Avarice…Représenté, il ressemble à une espèce d’entonnoir dont la partie basse touche la Terre, accumulant de la sorte les péchés vers la base, renforçant les tourments et les supplices des damnés au long de cette chute vertigineuse et les classant selon la gravité de leurs fautes.

Danièle Robert donne de ce qui est la plus grande voix depuis l’Antiquité latine selon Saint-John Perse une version ample, riche, fidèle au texte de Dante et pourtant novatrice à plus d’un égard. À la recherche d’expressions inédites, Danièle Robert garde à l’original tout son poids comme doit le faire un bon traducteur, c’est à dire ainsi qu’elle le pense, elle réussit à tenir cet équilibre entre ce que l’on peut conserver et ce qu’on perd, car traduire, c’est essayer de perdre le moins possible dans le passage d’une langue à l’autre. Mais elle offre dans le même temps à cet immense poème un tour moderne, par instant hardi, presque provocant dans la rencontre des mots courants avec des termes rares, menant habilement la confrontation d’une langue classique avec un langage moderne.
L’écriture de Danièle Robert semble ainsi résoudre les écueils du texte italien sans tomber dans une facilité de rimes qui réduirait la portée de ce chef d’œuvre universel et ne lui assurerait pas une audience contemporaine. On mesure ici combien la traduction est comme l’écriture, une alchimie…qui s’apparente à l’expérience amoureuse ou du moins à sa tension (Antonio Prete).   

En face de l’écrit, son illustration. Une ancienne et minutieuse description de l’Enfer de Dante Alighieri avait été faite par un peintre siennois de la première Renaissance, Priamo della Quercia. Ses merveilleuses miniatures appartiennent au manuscrit conservé à la British Library sous le nom de Yates Thomson 36, précieux document ayant appartenu au roi d’Aragon Alphonse V. Lumineux, délicat jusqu’à être translucide, le bleu vif des vêtements des femmes tranche avec le vermillon étincelant des habits des hommes et le rose-brun des corps des pécheurs poussés vers les flammes.
Par la suite, le terrible et admirable texte inspirera nombre d’artistes, entre autres Sandro Botticelli vers 1485 qui utilisa pour son dessin pointe d’argent, encre et détrempe sur parchemin, William Blake qui réalisa à la fin de sa vie une centaine de dessins, Gustave Doré ou encore Salvador Dali.

De toute évidence, s’inscrivant dans cette lignée, c’est avec des dispositions à la fois de respect et de créativité que Miquel Barceló a composé ses œuvres, alliant à une grande liberté d’exécution une ligne constante de conception visuelle, ce qui fait que le regard sans cesse sollicité par des audaces de couleurs et de formes s’y retrouve de tableau en tableau et ne perd pas le fil de la geste médiévale, malgré le risque de quelques redites.
Autant peintre que céramiste, graveur que sculpteur, Miquel Barceló élabore des aquarelles qui sans cesser d’être douces dans leurs teintes, possèdent une force surprenante. Souvent imprécises dans les contours, les nuances voulues par les jeux de l’eau et des pigments donnent par contraste sur chaque feuille consistance aux corps qui se convulsent et virulence aux bêtes terrifiantes qu’aurait saluées Jérôme Bosch.
Le chaos règne au milieu de l’Achéron et du Styx, les pestilences étouffent les âmes torturées, des sortes de monstres ailés enflamment le ciel noir, des racines torses se soudent aux corps, des becs pointus achèvent un visage, des griffes lacèrent les dos découverts, les centaures sont d’un rouge léger mais leurs flèches feront couler un sang pourpre.

Avec ces mots et ces couleurs, c’est la double réussite de cet ouvrage que de nous faire subir la mort violente et les blessures amères des réprouvés, de nous faire vivre leurs affres, sentir les brûlures qu’ils endurent, suivre ces troupeaux entiers d’âmes nues, entendre les sons des trompes, des cloches et des tambours, et participer au terme d’une dissolution générale à cette cavalcade d’ombres qui choient irrémédiablement, comme le montrait l’extraordinaire Chute des anges rebelles de Bruegel 1562, horrible et colossale spirale croulant sous les coups de l’épée de l’Archange Michel.  

Une remarque qui n’amoindrira pas la valeur de ce livre. Voulue ainsi, la mise en page de ce texte est effectivement épurée, mais la lecture en est rendue vite fatigante, les caractères étant surtout pour les notes à la fin du volume, très sinon trop petits. Peut-être un point à revoir pour les futurs lecteurs des deux prochains volumes prévus pour 2022 et 2023, qui les liront avec d’autant plus de passion que leur vue se fatiguera moins.

Dominique Vergnon

Dante Alighieri - Miquel Barceló, La Divine Comédie, Enfer, traduction de Danièle Robert, 240x320 mm, illustrations, Actes Sud - Arts, novembre 2021, 176 p.-, 49 €

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