Monet, le grand impressionniste

À distance, c’est l’harmonie parfaite, tous les repères portuaires sont présents, les barques, les mâts, les fumées, les grues. Tous les éléments du décor sont dans l’espace, à leurs justes places, leurs nuances se fondent entre elles et génèrent de merveilleux effets de lumière accusant les contrastes entre le rougeoiement des nuages, le bleu des eaux, l’orangé du ciel naissant.
De près, chaque coup de pinceau se révèle dans sa force mais non sans une certaine imprécision, une brièveté voulue, presque une impétuosité qui lui donne un caractère abstrait, à la limite décevant. On est pour ainsi dire dans l’indistinct, dans l’esquissé, l’inachevé, on pourrait dire dans une sorte de flou qui pourtant fascine. Voilà que de loin, tout se met en ordre, s’organise à la perfection, le regard assiste à une symphonie de couleurs froides à peine réchauffées par le cercle solaire, une espèce de corallin posé en aplat qui attire immanquablement l’œil. On assiste à un spectacle que rien ne laissait entrevoir de près. Pris le recul nécessaire, l’œuvre acquiert son sens et sa réalité.
Claude Monet est devant le motif, cette fois c’est le port du Havre. Il sait qu’il convient d’aller vite pour ne rien perdre des subtilités de l’atmosphère et de la fugacité du moment afin de les transmettre telles quelles. Alors les touches sont fragmentées, rapides, incisives, elles doivent traduire les reflets de l’arrière-plan sur l’eau vive et agitée du premier-plan. Monet va signer une toile résolument novatrice donc d’autant plus fondatrice. Elle s’appellera Impression, soleil levant. Lorsqu’il est exposé pour la première fois en avril 1874, le grand public ne comprend pas ce tableau et le considère comme un barbouillage. Cette œuvre pourtant est révolutionnaire. Le mouvement impressionniste est lancé, l’art a désormais pris un tour inattendu, irréversible, universel. Il rompt avec tout ce qui se faisait antérieurement. 
De même que pour ce dernier tableau, voilà ce que cet ouvrage permet de faire pour six des chefs-d’œuvre majeurs de Monet : passer aisément du détail à la vue d’ensemble. Il offre en effet des déploiements de pages, en largeur et en hauteur, centrés sur l’essentiel du tableau.
Ils permettent de contempler à loisir comment l’artiste a rendu ces instants évanescents, ces passages furtifs de lumière qui changent aussi vite que le souffle du vent, les ombres et les clartés, les feuilles qui frémissent, la douceur de l’air, l’éclat des fleurs. On entre en privilégié dans des féeries visuelles. Avec ses pinceaux, Monet s’emploie à saisir les moindres variations perçues et à les poser en quelque sorte directement sur la toile. Voici La Femme à l’ombrelle, Le Palazzo Dario, Les Villas de Bordighera, ou encore Le Matin aux saules. La nature est son maître. Monet s’est mis à son école avec énergie, admiration, fidélité. Il applique les conseils donnés par celui qui a célébré également ces prodiges, Eugène Boudin : Faites du paysage, c’est si beau, la mer et les ciels, les bêtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractère, leur vraie manière d’être, dans la lumière, dans l’air, tels qu’ils sont. Un autre mentor le confirme dans sa vocation, le Hollandais Johan Barthold Jongkind. Après leur rencontre en 1862, Monet dira que c’est à lui que je dus l’éducation définitive de mon œil.
De page en page, d’image en image, le lecteur suit le peintre, ébloui par la variété des sujets, la maîtrise des tonalités, les audaces chromatiques. Si Monet aime étudier les figures et les scènes familiales, en général datées d’avant 1880, comme dans Le Déjeuner sur l’herbe ou la Terrasse à Sainte-Adresse, ce sont bien davantage les paysages et les vues extérieures qui le séduisent et l’inspirent. Alors il observe Les Déchargeurs de charbon qui s’activent en contrebas du pont routier d’Asnières, Le Boulevard des Capucines, les Falaises à Pourville et La Cathédrale de Rouen, thème repris et repris inlassablement, une trentaine de fois, dans un format presque toujours identique. Je lutte et je travaille…lâchant, reprenant mes toiles au fur et à mesure que le temps change. 
À chaque fois, ce sont les infimes variations de la lumière sur la pierre que Monet épie, cherche, analyse, s’efforce de rendre. Comme il le fera à Londres ou devant de simples meules de foin dont il va faire vivre avec une passion, une constance et une volonté de poésie sans égales la banalité champêtre. Rien moins que quinze versions des meules seront exposées en avril 1891 à la galerie de Paul Durand-Ruel.

Dominique Vergnon

Anne Sefrioui, Monet. L’art plus grand, 215x265 mm, 70 illustrations, éditions Hazan, mars 2024, 124 p.-, 39,95 €

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