Chez Borges par Alberto Manguel, du disciple à son maître
« Pour Borges, l'essentiel de la réalité se trouvait dans les livres ; lire des livres, écrire des livres, parler de livres. »
« Les conversations avec Borges […] étaient ce qu'à mon avis devaient être toutes les conversations : elles traitaient de livres et de l'horlogerie des livres, de la découverte d'auteurs que je n'avais pas encore lus et d'idées qui ne m'étaient encore jamais venues à l'esprit ou que je n'avais qu'entraperçues de façon hésitante, à demi intuitive et qui, par la voix de Borges, brillaient et étincelaient dans toute leur splendeur généreuse et, d'une certaine manière, évidente. Je ne prenais pas de notes parce que, ces soirs-là, je me sentais trop comblé. »
L'ouvrage est à double voix : une partie romaine, qui abrite les souvenirs généraux et les réflexions sur l'œuvre, alterne avec une partie italique, où de petits moments fugaces sont retrouvés par la mémoire : comme il entre chez Borges, comme il s'installe pour lire, comment Borges enfin revêtait la défroque d'un Ulysse moderne et transcendait sa cécité en clairvoyance. Se constitue ainsi, sans théorie rébarbative mais avec une approche tendre, une manière d'essai biobibliographique sur l'immensité du paysage littéraire brogesien (ses œuvres, la constitution de sa légende, ses amitiés littéraires — notamment Bioy — son entrée par l'étude grammaticale de ses textes au panthéon des écrivains latino-américains étudiés à l'école...). Manguel souligne à juste titre la part du génie de la langue littéraire de Borges, si riche qu'elle marqua une étape majeure dans l'évolution de l'écriture même de cet Espagnol des tropiques, génie qui naît de son travail de traducteur et de lecteur, de son introduction de formes syntaxiques étrangères venues enrichir sa langue maternelle.
Si l'impression d'être un outil dont Borges se sert pour palier à sa cécité ne quitte pas Manguel — il est conscient d'être « la personne qu'il [Borges] avait sous la main » —, le plaisir non retenu de participer ainsi à l'élaboration de quelque chose de supérieur fait oublier son propre rôle. Car il assiste à un événement :
« Malgré lui, Borges a modifié à jamais la notion de littérature, et, par conséquent, celle d'histoire de la littérature. » / « Son affaire, c'était la littérature, et aucun écrivain, en ce siècle vociférant, n'a compté autant que lui dans les changements apportés à notre rapport à la littérature. »
Reste, en quittant l'appartement d'un Borges hypermnésique qui se récite des pages entières de Kipling ou de Cervantès, et pour qui l'universalité est un livre (« chaque livre, quel qu'il soit, contient la promesse de tous les autres ») un Alberto Manguel qui gagne en certitude : il entrera dans la carrière, par la voie de la gratitude.
Loïc Di Stefano
Alberto Manguel, Chez Borges, Actes Sud, « Babel », mars 2005
Le
jeune Alberto Manguel, encore lycéen, ne se rendait pas compte de la
chance qui était la sienne. Sa tante le lui disait bien, mais que faire !
A 16 ans en 1964 ? Comme il travaillait chez Pygmalion, la librairie «
littéraire » de Buenos Aires, il voyait tous les soirs ce passant
magnifique qui fit pas son seul génie de tout l'Argentine une terre de
littérature : Borges, alors directeur de la Bibliothèque nationale toute
proche, vient chercher livres et lecteurs. Car sa vue baisse, celle de
sa vielle maman aussi, et il prend l'habitude de se faire relire par un
grand nombre de voix différentes les œuvres qu'il connait pourtant par
cœur, pour la plupart. Alberto Manguel est l'un d'eux et, aujourd'hui,
devenu à son tour et à sa manière une figure majeure de la littérature
mondiale, il revient quelques pas en arrière, chez son maître.
Les
lectures proprement dites sont peu à peu espacées de conversations,
dont la richesse et la mansuétude font tout le salaire de cette jeune
cervelle qui savait, ajoue Manguel, ne vouloir s'exercer qu'à propos de
livre.
« Les conversations avec Borges […] étaient ce qu'à mon avis devaient être toutes les conversations : elles traitaient de livres et de l'horlogerie des livres, de la découverte d'auteurs que je n'avais pas encore lus et d'idées qui ne m'étaient encore jamais venues à l'esprit ou que je n'avais qu'entraperçues de façon hésitante, à demi intuitive et qui, par la voix de Borges, brillaient et étincelaient dans toute leur splendeur généreuse et, d'une certaine manière, évidente. Je ne prenais pas de notes parce que, ces soirs-là, je me sentais trop comblé. »
L'ouvrage est à double voix : une partie romaine, qui abrite les souvenirs généraux et les réflexions sur l'œuvre, alterne avec une partie italique, où de petits moments fugaces sont retrouvés par la mémoire : comme il entre chez Borges, comme il s'installe pour lire, comment Borges enfin revêtait la défroque d'un Ulysse moderne et transcendait sa cécité en clairvoyance. Se constitue ainsi, sans théorie rébarbative mais avec une approche tendre, une manière d'essai biobibliographique sur l'immensité du paysage littéraire brogesien (ses œuvres, la constitution de sa légende, ses amitiés littéraires — notamment Bioy — son entrée par l'étude grammaticale de ses textes au panthéon des écrivains latino-américains étudiés à l'école...). Manguel souligne à juste titre la part du génie de la langue littéraire de Borges, si riche qu'elle marqua une étape majeure dans l'évolution de l'écriture même de cet Espagnol des tropiques, génie qui naît de son travail de traducteur et de lecteur, de son introduction de formes syntaxiques étrangères venues enrichir sa langue maternelle.
Manguel rend aussi Borges, cette gloire de la littérature
universelle, à Buenos Aires, « centre métaphysique du monde », aussi
bien dans les œuvres dont elle justifie l'écriture même que de la vie
réelle dans le quartier de sa famille. Borges, ce n'est pas le tango de
Piazzola, qu'il rejette comme impure et par trop mâtiné de romantisme.
Si l'impression d'être un outil dont Borges se sert pour palier à sa cécité ne quitte pas Manguel — il est conscient d'être « la personne qu'il [Borges] avait sous la main » —, le plaisir non retenu de participer ainsi à l'élaboration de quelque chose de supérieur fait oublier son propre rôle. Car il assiste à un événement :
« Malgré lui, Borges a modifié à jamais la notion de littérature, et, par conséquent, celle d'histoire de la littérature. » / « Son affaire, c'était la littérature, et aucun écrivain, en ce siècle vociférant, n'a compté autant que lui dans les changements apportés à notre rapport à la littérature. »
Reste, en quittant l'appartement d'un Borges hypermnésique qui se récite des pages entières de Kipling ou de Cervantès, et pour qui l'universalité est un livre (« chaque livre, quel qu'il soit, contient la promesse de tous les autres ») un Alberto Manguel qui gagne en certitude : il entrera dans la carrière, par la voie de la gratitude.
Loïc Di Stefano
Alberto Manguel, Chez Borges, Actes Sud, « Babel », mars 2005
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