Transfiguration de Charles Péguy

Charles Péguy. Le fils d’une rempailleuse de chaise, qui se reconnaissait plus volontiers artisan du verbe que salonard de la plume. L’homme qui porta à bout de bras Les Cahiers de la Quinzaine, sur plus de deux cents numéros. Le libraire dont les invendus s’entassaient pathétiquement dans son arrière-boutique. Le défenseur acharné de Dreyfus doublé de l’ennemi vitupérant du « Parti intellectuel ». Le mystique qui vouait un culte à Jeanne d’Arc. Le socialiste principiel, idéaliste, proche de la mouvance indépendante et ami de Jaurès, jusqu’à ce que ce dernier succombe aux molles tentations du parlementarisme. Le talent fauché dans les premiers mois de la Guerre de 14.

On le voit à l’évocation non exhaustive de ses facettes, Charles Péguy est une mosaïque mouvante. Pourtant, nombre de ses combats, ainsi que le ton sur lequel il défendait ses convictions, lui ont conféré une réputation d’austérité et d’intransigeance telle que la postérité l’a peu à peu figé, nécrosé, dans son col raide d’instituteur laïc façon IIIe République.

Dans sa biographie, Arnaud Teyssier tranche avec ce cliché, pour restituer l’image d’un homme hostile aux compromis, ardemment impliqué dans son époque et en contact avec les figures majeures de la pensée et de la création qui lui furent contemporaines : Barrès, les Frères Tharaud, Maritain, Gide, Bernard-Lazare, Psichari,  Reinach, etc. Ainsi, oui, Péguy compta bien parmi les plus éminents représentants d’une « humanité française ».

L’ouvrage qui résulte de cet angle d’attaque a fort peu de défauts. Un seul peut-être, et encore véniel puisqu’il relève du péché par omission. Teyssier insiste beaucoup sur l’évolution idéologique sinueuse de Péguy, mais tout autant sur celle de son apparence physique, et parfois, on voudrait constater de visu le modelage que subissent son visage et son allure à mesure que se dévoile à lui la certitude de son Destin. Il y manque donc tout simplement une galerie de portraits, jusqu’à celui peint par Egon Schiele.

Pour le reste, l’étude se lit avec passion. Elle s’attarde tout d’abord avec justesse sur la période la moins connue de l’existence de Péguy, son adolescence. Teyssier suit, du Lycée à l’École Normale supérieure, la maturation des idées chez ce jeune cerveau bouillonnant, selon l’influence de ses lectures (Sophocle, Corneille, etc.) et de ses maîtres (parmi lesquels on rencontre le fameux bibliothécaire sans œuvre Lucien Herr). L’un des fondements, qui pourrait tenir du paradoxe, de l’attitude péguyste apparaît à cette époque, et est remarqué en ces termes par son ami Charles de Pesloüan : c’était « un esprit révolutionnaire que ne blessaient ni la discipline, ni la hiérarchie. La soumission à des règles lui paraissait la culture primordiale de tout esprit révolutionnaire. » Mais y a-t-il là de quoi s’étonner, de la part de cet infatigable travailleur qui affirmait toujours être « sur deux plans » ?

Il ne faut pas s’attendre à trouver ici de close reading et de citations à rallonge – difficiles à éviter quand il s’agit de Péguy – de cette œuvre foisonnante, qu’il s’agisse de la poésie ou de la prose. Teyssier a préféré établir des dialogues intellectuels, attestés (avec Halévy) ou plus discrets (avec Maurras), afin de rendre palpables la présence au monde de l’auteur de Notre jeunesse et la vastitude insensée de son projet : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. »

Muni d’une telle introduction à la pensée de Péguy, le lecteur comprendra plus aisément ce qui fit balancer ce cœur entre la Pucelle d’Orléans et le fondateur de L’Huma’. Des questions restent posées en toute pudeur, entre autres celles de savoir si, en s’engageant pour le front, Péguy n’aurait pas finalement obéi à la pulsion suicidaire qui le travaillait sourdement. Teyssier ne l’installe pas de force sur le divan du psychologue afin d’obtenir des aveux forcés ; il laisse planer le Mystère, avec le tact des biographes qui estiment leur sujet.

Ce 5 septembre 1914, seul à rester debout alors que sa compagnie se livrait à un tir couché, atteint d’une balle en pleine tête, Péguy revit-il l’enfant (trop) sérieux qu’il fut toute sa vie durant ? Mourut-il persuadé, comme il l’avait écrit dans Clio, que « Nul homme n’a jamais été heureux » ? Eut-il même le temps d’un regret en revoyant défiler une existence qui ne le ménagea guère ? Teyssier a en tout cas cette belle formule : « [il] était courageux, mais sa mort fut au-delà du courage. Il est allé la trouver avec naïveté. » La naïveté… Alliée à l’énergie du désespoir et à la lucidité la plus aiguë, elle résume en effet tout Péguy.

 

Frédéric SAENEN

 

Arnaud TEYSSIER, Charles Péguy. Une Humanité française, Perrin, 330 pp., 2008.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.