« La Bataille d’Occident » et « Congo » d’Éric Vuillard : une écriture riche, une vision de l’Histoire critique

De Conquistadors, paru en 2009, nous étions un certain nombre à garder le souvenir ébloui d’un roman qui parvenait à unir tous les contraires imaginables, épopée intime, déroute grandiose, exactitude poétique, au point d’offrir la sensation presque immédiate de tenir un classique qui ne cesse de se déborder lui-même. C’est donc avec une certaine impatience – pour ne pas dire fébrilité – que l’on découvre les deux dernières œuvres d’Éric Vuillard, qui voient le jour simultanément et semblent constituer un diptyque : La Bataille d’Occident, consacrée à la Grande Guerre et Congo, qui évoque les différentes étapes d’un colonialisme absurde et sauvage .


D’emblée on retrouve une écriture riche, imagée, une vision de l’Histoire à la fois critique, amère, cocasse, sensible, oscillant volontiers entre la nonchalance narrative (« Je parle de la guerre de 14 – dont je bâcle l’histoire ») et la volonté de sonder les reins et les cœurs, d’aller toujours au-delà des gestes pour soupeser les « âmes ». Mais essentiellement sur le mode mineur et fragmenté, comme si, se saisissant de grandes et glauques pages de l’Histoire déjà parcourues maintes fois par d’autres, Vuillard avait décidé de s’en tenir à de brusques incursions, des plongées ponctuelles au cœur de l’horreur, renonçant à la fresque et à l’explication multiple. Alors ce sont de brefs chapitres comme autant de portraits esquissés, des figures effrayantes et tristes comme autant de symptômes d’un Occident qui « sans cesse (…) aura découvert en lui un abîme nouveau ». Ce sont aussi des ponts jetés à la hâte entre passé et présent, des réflexions récurrentes sur la longue chaîne des concupiscences et des machines de plus en plus massivement destructrices. Ce sont encore des 
photos scrutées, images de jeunes victimes – Lizzie dans 
La Bataille d’Occident, Yoka le garçon à la main coupée dans Congo. Dans chaque récit est mis en évidence l’effroyable décalage entre les décideurs gavés d’abstractions, maîtres de grandes cartes d’état-major où se déploient leurs désirs enfantins (« Chacun voudrait dîner au capitole »), et les carnages sur le terrain, invariablement laids et petits malgré leur envergure, un hiatus, une béance sur laquelle l’écrivain se penche, tantôt grave et étonné, tantôt sarcastique, tant la naissance de ces drames s’apparente à la farce la plus bouffonne : « Regardez ces hommes en costume, assis sur leur cul de singe, contrefaisant leur propre voix, parlant au diable. »


L’écriture de Vuillard fait merveille quand il s’agit de transfigurer les austères mouvements stratégiques de deux armées en courses éperdues et amoureuses vers la mer où « elles se jetèrent l’une sur l’autre dans une formidable étreinte », ou de donner des allures d’épopée folle à l’avancée ininterrompue de von Kluck (« Il glisse, poète, danseur. Il va glisser jusqu’à la mer, jusqu’à l’Afrique, jusqu’au Pôle ! »), ou d’imaginer Joffre en « énorme chef de gare ». Belles également sont les interrogations sur les pires bourreaux du Congo, les peurs invisibles qui les dévorent par delà leur médiocrité méticuleuse. Il excelle encore dans la sensation de dissolution qui happe l’entreprise des colonisateurs, réduits à régner « sur un immense morceau de vide, le blanc d’une carte ».


Pourtant, il reste comme un sentiment d’inachevé. Vuillard décrète un peu vite que les énigmes demeurent énigmes, que le mal est « ennuyeux », que « l’Afrique n’a aucun secret, personne n’en a, nous ne sommes qu’estuaires, deltas et marécages ». Du coup, on reste dans une littérature sinon de confort, du moins rassurante, familière, où les rôles sont distribués conformément à ce que l’on peut imaginer avant même d’ouvrir ces romans. On papillonne d’une silhouette à une autre, les effets de style se succèdent pour fouiller, presque à la sauvette, l’amertume d’un Lemaire ou d’un Fievez, et brosser ensuite la gémellité grotesque et démoniaque des Goffinet : « Vous ne voulez qu’une seule paire de moustaches, qu’un seul ordre de Saint-Tartempion, qu’un seul gros pif, eh bien merde ! vous en aurez deux ! » Et, comme si décidément la trame de l’Histoire n’était plus digne d’être suivie à la lettre, les digressions se multiplient – détails anatomiques d’une boîte crânienne traversée par une balle, records du 100 mètres, physionomie du tricératops… Comme s’il était urgent d’établir des parallèles improbables, de sortir dès que possible du sordide des tranchées ou de la fournaise des villages incendiés, de suspendre le discours parce que de toute façon le dernier mot ne pourra pas être dit.


On trouvait déjà tous ces traits dans Conquistadors, mais emportés et fondus en un flux unique, au service d’un récit hypnotique où à aucun moment le narrateur ne lâchait les acteurs terribles et émouvants d’une geste sans équivalent. Sans doute ni la Grande Guerre ni la mainmise sur le Congo ne peuvent s’apparenter à une telle geste, sans doute cette modernité-là n’a essentiellement à offrir que grimaces, ombres et moignons de récits. Sans doute aussi, pour lire convenablement La Bataille d’Occident et Congo, faut-il savoir oublier Conquistadors. Mais la mémoire est têtue, surtout quand elle a été éblouie.

 

Marc Séfaris

 

Éric Vuillard, La Bataille d’Occident, Actes Sud, mars 2012, 180 p., 19,30 €

Éric Vuillard, Congo, Actes Sud, mars 2012, 95 p., 15,30 €

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1 commentaire

J'avoue que j'avais trouvé Conquistadors un peu chiant (style chaotique, certes très imagé mais pas très synthétique, et surtout sujet à dix mille lieues de la "contemporanéité" que je recherche de plus en plus) donc je vais m'y remettre, histoire de pouvoir l'oublier avant d'aborder sereinement les deux suivants.