Marc Bozec, "Crise et crise" : questions de fond sur la crise de l’individu


Le nouveau livre de Marc Bozec aurait sans doute gagné à être agrémenté d’un sous-titre car, ainsi libellé, le titre, Crise et crise, ne laisse guère deviner que, par delà la question de la crise économique et financière qui sévit actuellement, c’est surtout de la crise de l’individu qu’il va être question.

 

Ah, l’individu ! Drôle de bestiole, qui turlupine les philosophes, sociologues et autres francs-tireurs de la pensée depuis bien longtemps. Autant de prédécesseurs, illustres ou non, qui curieusement, sont les grands absents de cet essai. On aurait effectivement aimé y retrouver les noms des principales figures de la pensée individualiste, Georges Palante, Han Ryner, Max Stirner ; ceux des sociologues actuels qui, autour de Philippe Corcuff ou François de Singly, tentent de redonner ses lettres de noblesse à cette dimension individuelle qui a été bannie de leur discipline par Émile Durkheim et ses continuateurs ; ou enfin, ceux de Tocqueville, Alain Laurent ou Raymond Boudon, qui s’échinent pour leur part à démontrer que l’individualisme est l’aboutissement logique et positif du libéralisme.

 

Bref, le terrain a déjà été balisé, ratissé, retourné, piétiné et le choix de Marc Bozec de s’y engager comme s’il s’aventurait dans un territoire vierge est osé. Mais c’est un pari dont il se sort plutôt bien car, même s’il n’évite bien sûr pas d’entrouvrir quelques portes déjà largement défoncées par ses devanciers, il développe au final une réflexion sérieuse, élaborée et qui a au moins le mérite d’être personnelle.

 

Pour Marc Bozec, la crise actuelle, dont tous les médias parlent sans relâche depuis de nombreux mois, est donc surtout une crise de l’individu, entité ambigüe souvent pointée du doigt par les adeptes de la pensée correcte. Impossible ou presque, en effet, d’entendre autour de nous prononcer le mot « individualisme » sans qu’il soit associé, plus ou moins sévèrement, aux idées d’irrespect, d’absence de valeur morale, de refus de la solidarité, de jouissance solitaire, de rupture des liens sociaux. La liste pourrait être longue. Ainsi confondu avec l’égoïsme, l’individualisme perd son sens premier, sens que l’auteur nous rappelle au passage : « L’individualisme peut tout à fait être une façon d’être au monde plus que recommandable : elle vise alors l’expression d’un quant-à-soi et, pourquoi pas, un dépassement de soi et une éthique qui peut refuser l’autre en tant que fin : un véritable échange peut alors se mettre en place entre individus. »

 

Car l’« individu » diffère du « sujet ». Alors que le premier recherche une forme d’unité, d’indivision, de cohérence, de résistance à la durée et à l’entropie, le second ne se soucie que du présent, de la jouissance du moment, d’un moi virtuel qu’il recompose en permanence en fonction des excitations de l’instant. Marc Bozec insiste avec justesse sur le fait que le sujet, au bout du compte, n’est que « fragments ». Même pas des fragments nostalgiques d’un tout, qui chercheraient à se rassembler, à la manière d’un puzzle, mais bien au contraire des fragments qui s’acharnent à nier tout ce qui les rapproche et jouissent aveuglément de ce qu’ils croient être leur autonomie. Cette propension au fragmentaire qui caractérise le sujet, l’auteur la retrouve dans tout ce qui constitue notre quotidien, aujourd’hui : dans la consommation, évidemment, qui nous pousse à toujours désirer ce dont nous n’avons pas besoin ; dans l’internet et les réseaux sociaux, qui nous permettent d’accéder à autrui sans avoir à le côtoyer réellement ; dans l’environnement politique et institutionnel où les discours se substituent de plus en plus aux actes et où le principe de réforme perpétuelle réduit à néant tout espoir de stabilité durable.

 

Cette fragmentation du sujet, Marc Bozec – qui est aussi professeur des écoles – la retrouve enfin au niveau de l’éducation qui, selon lui, a cédé le pas à la négociation. Contrairement à l’individu, qui estime que seul le temps lui permettra de progresser et de s’élever, le sujet, être sans temporalité, est persuadé qu’il connaît déjà tout et que l’expérience de ses maîtres ou de ses parents ne le concerne pas. Il n’a pas besoin d’apprendre : il veut juste qu’on l’écoute.

 

Pour tenter de comprendre le processus qui a abouti à cette défaite de l’éducatif, Marc Bozec propose l’explication suivante : « À force d’avoir voulu détrôner le père, il ne reste que la mère vers qui se retourner. C’est sans doute un bien que d’avoir allégé le patriarcat, mais ce n’en est pas forcément un que d’avoir destitué le rôle du père. » Autrement dit, le sujet ne pourra espérer redevenir un individu que grâce à un retour d’une certaine forme de rigueur que symbolise l’image paternelle, d’un réapprentissage de la frustration et de l’obéissance. Conclusion forcément un peu glaçante pour toutes celles et tous ceux qui veulent croire, depuis des décennies, que le dialogue, la concertation, la négociation, la confusion des genres, la lutte contre la domination masculine, l’égalitarisme, sont les clefs du bonheur et de l’ordre établi. Mais conclusion assez logique, pourtant.

 

En ces temps de discours préconstruits et de pensées toutes faites, Crise et crise a le mérite de poser des questions de fond. Questions dérangeantes parfois, gênantes, pas toujours en phase avec ce qu’on aimerait croire. Un livre courageux qui ouvre la porte à d’innombrables pistes de discussions et réflexions.

 

Stéphane Beau

 

Marc Bozec, Crise et crise, Éditions du Petit véhicule, août 2012, 103 pages, 14 €

 

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2 commentaires

Une approche tout à fait intéressante et qui remet en place quelques fondamentaux. Merci pour cette critique, sans laquelle je n'aurais pas jeter un regard sur le livre.

J'ai oublié de préciser que ce livre était relié à la chinoise, ce qui en fait aussi un objet agréable à regarder et à manipuler !