Philippe Delerm. Extrait de : Et vous avez eu beau temps ?

Extrait >

Et vous avez eu beau temps ?

Et. Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. Dire qu’il ose se nommer conjonction de coordination ! Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent mettre la paix dans les ménages. De ceux qui se présentent avec une humilité ostentatoire : je ne suis rien qu’un tout petit outil, une infime passerelle. Vaille que vaille je relie, j’attache, je ne m’impose en rien.

Simagrées de jaloux minuscule. Les rancœurs ont cuit à l’étouffée dans ces deux lettres faussement serviles, obséquieuses tartuffes.

« Et vous en prenez beaucoup ? » est-il demandé au pêcheur que l’on voit relancer sa ligne en vain depuis trois quarts d’heure. « Et vous n’entendez pas les trains ? » s’enquiert-on auprès de ce couple qui vient d’emménager près de la gare. « Et ce n’est pas salissant ? » interroge-t-on le propriétaire de ce coupé Alfa Romeo d’un noir éblouissant. Si vous avez le malheur de déclarer avec un peu de flamme votre amour pour Venise, vous ne serez pas surpris d’entendre un « Et ce n’est pas trop touristique ? ».

Mais la duplicité atteint son point d’orgue au retour de vacances estivales, avec ce « Et vous avez eu beau temps ? » si pernicieux qu’on s’en veut de ne pas rétorquer par l’insolence. Il faudrait avoir peut-être la morgue de Bloch, à qui le père du narrateur de La Recherche demande s’il a plu :

– Monsieur, je ne peux vous dire absolument s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.

Mais on sait bien. Dès qu’il a le dos tourné, cette réponse le fait taxer d’imbécillité. On est d’accord. Il n’y a rien de plus important que le temps qu’il fait. Ce pouvoir de la météo donne à nos interlocuteurs une emprise exaspérante : c’est par là qu’ils nous tiennent. Et si la nature humaine ne change guère, elle a un peu évolué sur ce chapitre. Je me rappelle avoir entendu poser la question à des voyageurs à une époque où il pouvait y avoir une vraie curiosité à cet égard, voire une sollicitude expectante. Mais aujourd’hui où les bulletins météorologiques affolent les sommets de l’audimat, où l’on détient l’ubiquité de la connaissance du beau et plus encore du mauvais temps, il est très pervers de sembler se soucier : « Et vous avez eu beau temps ? » Car vous le savez trop, j’ai eu un temps pourri. Grand bien vous fasse.

 

Renvoyé de partout

Il faut en faire beaucoup pour être renvoyé d’un collège ou d’un lycée. Les chefs d’éta blissement qui recourent trop souvent à cette procédure sont sévèrement jugés par leur hié rarchie. Être exclu deux fois est exceptionnel : cela concerne seulement de sacrés loustics. Au-delà, on tombe dans le grand banditisme programmé, ou le fantasme.

Pourtant, tous ceux qui ont eu une scolarité chaotique l’affirment sans ambages : ils ont été renvoyés de partout. Ce de partout sonne haut et fort comme une déclaration d’insoumission absolue. Vous avez affaire à un être libre, débarrassé de toutes les compromissions de l’obéissance. On peut sans doute lui prêter les mêmes dispositions d’esprit pour aborder les difficultés de sa profession actuelle, même si cette dernière semble peu compatible avec une attitude farcesque, insolente, voire provocatrice dans les cas d’urgence.

Il n’empêche : toutes ces exclusions historiques vous incitent à accorder a priori un brevet de franchise à celui qui les revendique. En fait, et c’est là le seul petit hiatus, vous savez qu’il est impossible d’avoir été renvoyé de partout. Mais cette surenchère même peut donner un certain charme au personnage bouillant, bouillonnant, hors norme, irrépressible. Il en fait un peu trop, c’est sûr. Mais il y en a tant qui n’en font pas assez, limitent l’évocation de leur passé scolaire à un transit trop prévisible et tristounet. Vous-même, dans cette soirée amicale, vous avez joué un rôle qui vous semble à présent bien terne, en évoquant les ridicules d’anciens profs, et la conversation a ricoché, plaisante, équilibrée.

Il attendait son heure, sourire aux lèvres, et déjà goguenard.

– Et toi ?

– Oh moi, j’ai été renvoyé de partout !

Comme vous, il avait déclaré que la mousse au chocolat était une tuerie. Ce compliment avait son prix. Il venait d’un rebelle.

© Seuil 2018

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Est-on sûr de la bienveillance apparente qui entoure la traditionnelle question de fin d'été : " Et... vous avez eu beau temps ? " Surtout quand notre teint pâlichon trahit sans nul doute quinze jours de pluie à Gérardmer... Aux malotrus qui nous prennent de court avec leur " On peut peut-être se tutoyer ? ", qu'est-il permis de répondre vraiment ?

À la ville comme au village, Philippe Delerm écoute et regarde la comédie humaine, pour glaner toutes ces petites phrases faussement ordinaires, et révéler ce qu'elles cachent de perfidie ou d'hypocrisie. Mais en y glissant également quelques-unes plus douces, Delerm laisse éclater son talent et sa drôlerie dans ce livre qui compte certainement parmi ses meilleurs.

Inventeur d'un genre dont il est l'unique représentant, " l'instantané littéraire ", Philippe Delerm s'inscrit dans la lignée des grands auteurs classiques qui croquent le portrait de leurs contemporains, tel La Bruyère et ses Caractères. Il est l'auteur de nombreux livres à succès, dont La Première Gorgée de bière, Je vais passer pour un vieux con ou Sundborn ou les Jours de lumière (prix des Libraires, 1997).

Pages choisies par Annick Geille

Philippe Delerm, Et vous avez eu beau temps ?, Seuil, janvier 2018, 176 pages, 15 €

 

Aucun commentaire pour ce contenu.