Jérôme Garcin. Extrait de : Le syndrome de Garcin

EXTRAIT >

Le signe de la main creuse

Sans que je sache si le temps, sa grande affaire, lui avait manqué pour renouer avec son passé, qui donnait désormais à six mille huit cent soixante-quatre kilomètres de chez lui, ou s'il craignait secrètement d'être submergé par l'émotion de retrouvailles tardives, comme on le dit des vendanges, cela faisait plus de quarante ans que mon grand-père n'était pas revenu dans sa volcanique île natale, la Martinique.

Il y avait fait une escale, une première fois, au retour d'un voyage au Brésil, où il avait été invité par l'un de ses élèves, le docteur Meralagno. À l'aéroport de Fort-de-France, il avait été accueilli par son deuxième fils, Claude, qui travaillait dans une banque antillaise, le Crédit martiniquais, et avait épousé une créole de belle lignée, à la peau de pain d'épice. Lors de son bref séjour, il s'était promené dans Fort-de-France, où la route de Didier n'était pas encore devenue la rue du Professeur Raymond-Garcin, longue d'un kilomètre et demi. Il avait poussé jusqu'à Basse-Pointe dans l'espoir illusoire de retrouver sa maison familiale, qui avait été emportée par la rivière en ébullition après l'éruption de la montagne Pelée, en 1902. Il avait également cherché en vain, face à la préfecture, le lycée Schœlcher, où il avait fait ses études, et qui était devenu une caserne désaffectée. Il n'avait pas demandé à voir le lycée flambant neuf qui avait gardé le nom du célèbre antiesclavagiste et abolitionniste, mais avait été reconstruit, en 1937, à l'emplacement de l'ancienne maison du Gouverneur, sur le domaine de Bellevue. Il était alors reparti pour Paris avec ses regrets et ses secrets, que la pudeur l'empêchait de compter et de confier, fût-ce à ses proches.

La deuxième fois qu'il avait foulé la terre brûlante de son île, au milieu des années cinquante, c'était encore sur le chemin du retour, après un sommet, sorte de jamboree cérébral, ayant réuni, aux États-Unis, des neurologues du monde entier. Chez son fils, il avait reçu la visite d'un de ses anciens condisciples qui, après avoir fait Polytechnique, dirigeait en Martinique une distillerie de rhum. Après l'avoir raccompagné et lui avoir serré la main, mon grand-père s'était tourné vers Claude et lui avait glissé à l'oreille son irréfutable diagnostic : « Grasping reflex. Pas de doute. Mon ami a une tumeur au cerveau. Je vais devoir l'hospitaliser à la Salpêtrière. »

La troisième et dernière fois, il était venu à la Martinique pour y présider un congrès de médecins de langue française – c'était bien avant que l'anglais fût l'idiome officiel des cliniciens. Le jour de l'inauguration, une haie d'honneur s'était formée à son arrivée. Tous les participants, dont beaucoup avaient revêtu la blouse blanche, avaient mis ostentatoirement leurs mains dans le dos, comme s'ils avaient voulu ainsi se prémunir contre « le signe de la main creuse de Garcin ». Car, de son vivant, mon grand-père avait donné son patronyme non seulement à un syndrome, mais aussi à un trouble neurologique permettant de démasquer l'hémiplégie chez un patient qui a les yeux fermés, l'avant-bras à la verticale, les doigts écartés, le pouce en adduction et dont la paume se creuse alors.

À mon tour, je porte un nom de syndrome, celui, terrible et cauchemardesque, qui désigne une paralysie des nerfs crâniens – j'imagine un Pompéi mental, figé après qu'une coulée de roches en fusion et de cendres s'est déversée dans le cerveau. Certes, je n'ai hérité de lui ni sa science ni ses découvertes, mais je prolonge, avec tous les miens, le souvenir vivace que mon grand-père, alias Papi, a laissé dans le monde mystérieux et fascinant de la neurologie, cette discipline qui m'a toujours semblé emprunter à la science-fiction. Et si j'ajoute, au syndrome de Garcin, ceux de mes aïeux Guillain (le Guillain-Barré, le Guillain-Thaon) et Chauffard (le Chauffard-Still, le Chauffard-Minkowski, le Chauffard-Hanoi), je bénis parfois le ciel d'avoir été épargné par l'hypocondrie, qui m'eût naturellement enclin à me croire le dépositaire des affections, fixées par les uns et les autres pour l'éternité, ou destiné à fréquenter, à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne, le Pôle neurosciences Raymond-Garcin. Tant de maladies, en plus des séquences d'ADN, pendent aux branches de mon arbre généalogique, croisement de gommier et de tilleul, dont les racines médicales remontent à la France de Louis XV, que je crois le temps venu, pour moi, de comprendre enfin de quoi ce syndrome est le nom.

UNE FAMILLE HIPPOCRATIQUE

C'est en Versailles que, l'été, par la petite route qui longeait et surplombait la mer, nous allions à la pointe du Hoc. La Versailles était une version régalienne de la Simca Vedette, dont l'avant ressemblait à une mâchoire de requin et dont l'arrière était prolongé par deux ailerons. Cette grosse voiture noire aux roues bicolores, qui semblait plus l'embarrasser que l'avantager, mon grand-père paternel la conduisait très lentement, jusqu'à la faire hoqueter. À force de freiner, il réussissait même à caler en descendant. Dans les rues de Paris, il l'utilisait le moins possible. Si l'urgence lui commandait de la sortir, il se mettait au volant, mais à contrecœur et avec une inquiétude disproportionnée. Il emmena ainsi ma mère, enceinte d'Olivier et de moi, à la maternité de la rue de Marignan avec une telle prudence et de si longs atermoiements que, malgré les suppliques répétées de sa passagère – « Père, je vous en prie, dépêchez-vous ! » –, elle faillit accoucher en chemin. (En ce temps-là, l'affection était protocolaire ; on donnait du « Père » à son beau-père et du « Mère » à sa belle-mère.)

À Saint-Laurent-sur-Mer, dans le Bessin normand, où la maison de famille, acquise cinq ans après le débarquement allié et baptisée La Caravelle, était postée à l'entrée du village, au milieu d'un tournant, le temps était moins compté et la circulation automobile, inexistante. Et pourtant, le professeur Raymond Garcin persistait à se méfier, comme d'un animal carnivore aux réactions imprévisibles, de son imposante et rugissante Versailles. Les dix kilomètres qui, traversant le bocage, séparaient sa propriété de la pointe du Hoc figuraient une expédition à haut risque. Celle-ci exigeait de savants préparatifs. Sans jamais quitter son costume trois-pièces, sa chemise à col dur et sa cravate, qu'il augmentait seulement, pour se protéger du soleil et consentir aux lois de l'été, d'un grand chapeau de paille antillais, il allait chercher le matériel de campagne dans son petit atelier dont une porte donnait sur le verger au cordeau planté de poiriers en espalier et l'autre, sur le garage où se mêlaient les effluves de peinture, d'essence et d'huile de vidange – à la fin du mois d'août, c'est l'odeur âcre de la Traction Avant de ma tante Christiane qui l'emportait sur le parfum volatil de ses paysages marins. Car Papi peignait. Joliment, d'ailleurs, et naïvement. Je l'aidais souvent à trans­porter dans le coffre son chevalet à trois pieds, son tabouret en bois, ses toiles blanches, ses boîtes de pinceaux en poil de petit-gris ou de martre, sa rectangulaire palette diaprée, et nous partions tous les deux pour Cricqueville-en-Bessin, où il s'installait tranquillement entre un bunker désarmé et un cratère d'obus enherbé, au bord de la célèbre falaise, haute de trente mètres, qu'escaladèrent, le 6 juin 1944, sous la mitraille allemande, les vaillants rangers américains.

C'était un aquarelliste méticuleux qui plaçait Goya au-dessus de tous les peintres et dont la main de diagnostiqueur semblait chercher le secret des choses et entendre battre, par simple effleurement, le cœur de la nature. J'adorais le regarder peindre, avec une lenteur tropicale, des ciels de paix dans ce décor de guerre, des horizons prometteurs dans ces crevasses lunaires, et toujours ajouter, comme s'il voulait la flatter, du bleu outremer à la Manche gris tourterelle. Ainsi, depuis son belvédère venté, il réconfortait les perspectives, élargissait le panorama et adoucissait l'à-pic. J'avais fini par comprendre qu'il représentait moins ce qu'il voyait que ce dont il se souvenait. Avec lui, grâce à lui, les courants caribéens venaient réchauffer, après une longue traversée imaginaire, le sable blond d'Omaha Beach, où il ne mettait jamais les pieds, se contentant d'y envoyer, telle une ambassadrice onusienne en pays hostile, sa femme, Yvonne, ma grand-mère, qui ne savait pas nager et flottait dans une bouée gagnée chez Antar avec des pleins d'essence. Peindre, c'était sa manière de se reposer de la neurologie, vagabonder dans un passé qu'il n'avait plus guère l'occasion de visiter, vivre dans un monde de couleurs fortes et de puissants parfums – celles et ceux du campêche, du gingembre sauvage, du sang-dragon et des roses de son île aux fleurs, de son paradis perdu dont il avait gardé une telle nostalgie qu'il en décrivait souvent l'aromatique éblouissement à ses confrères anémiés de l'Académie de médecine, pour lesquels la Martinique était un pays imaginaire, une utopie, presque une hallucination. Le pinceau à la main, cet adepte du « no sport » au physique churchillien redevenait en effet le petit Marie, Mathieu, Jean, Raymond de Basse-Pointe. Il se peignait en s'abandonnant.

Lettre de ma mère envoyée à mon père, son « Philippe chéri », depuis Saint-Laurent, le 5 août 1958. J'ai deux ans, il est trop tôt pour avoir, de cet été-là, de ces genoux-là, une autre mémoire que celle dont ma mère écrit la relation : « Les jumeaux sont exquis et mènent Papi par le bout du nez. Hier, à la nuit tombante, ils ont manifesté le désir de monter en voiture et Papi a fait des marches arrière savantes pour les emmener faire un tour. Jérôme est collé à la fenêtre de son bureau, sur la pointe des pieds. On le retrouve ensuite installé à dessiner sur les genoux de son grand-père et cela, des heures durant... Ils se promènent aussi, la main dans la main, comme de vieux amis. Jérôme ne consent à laisser sa proie qu'au prix d'affreuses colères. » Oh, comme j'étais exclusif. Olivier était là, mais il me fallait Papi pour moi seul. Qu'il m'apprenne à dessiner, à rêver, à colorier le monde. Et qu'il me soigne, déjà, du traumatisme que je ne savais pas devoir subir un jour prochain.

© Gallimard 2018

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > "Je suis un radiologue fantaisiste, un échographe controuvé, un voyageur sans bagage qui toque à la porte des hôpitaux d'autrefois et des bureaux poussiéreux, au fond desquels mes aïeux sourcilleux s'étonnent que je veuille mieux les connaître et me parlent dans un français de laborantin, un sabir organique, un babélisme médicamenteux que je ne saisis pas toujours. Mais si je ne témoigne pas de cette tribu clinique, dont seuls d'obscurs traités et des manuels déshumanisés gardent la trace, qui d'autre le fera ?" L'enfance de Jérôme Garcin a été marquée par deux grands-pères éminents, le neurologue Raymond Garcin et le pédopsychiatre Clément Launay, qui avaient en commun d'être des humanistes, toujours à l'écoute du patient. Ils étaient issus de longues dynasties médicales. Après eux, cette chaîne s'est interrompue. Pourquoi ? C'est à cette question que tente de répondre ce livre, croisant l'histoire intime d'une famille et les mutations récentes d'une discipline.

Jérôme Garcin est l'auteur d'une quinzaine de livres aux Éditions Gallimard, romans, récits, essais. Il poursuit ici le projet autobiographique entamé en 1998 avec La chute de cheval, puis Théâtre intime (2003) et Olivier (2011).

Pages choisies par Annick Geille

Jérôme Garcin, Le syndrome de Garcin, Gallimard, janvier 2018, 160 pages, 14,50 €

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