Hiroshige et Hokusaï, deux voyages à travers le Japon ancestral

Nés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, morts à peu d’années d’intervalle, Katsushika Hokusaï (1760-1849) et Ando Hiroshige (1797-1858) sont l’un et l’autre deux parmi les plus célèbres maîtres de l’estampe, deux dessinateurs inspirés, deux artistes emportés par leur affection envers le Japon et poussé par leur ardeur à en rendre jusque dans le quotidien les moindres bruissements, au point que le premier vers la fin de sa vie, se nommera lui-même « le vieillard fou de dessin » et qu’Edmond de Goncourt, avec la même intuition, qualifia d’« affolé de son art ». Chacun dans son registre, chacun dans son répertoire, chacun défenseur d’une éthique esthétique mais tous deux réunis « dans une image unique » et produisant « cent mille impressions dispersées d’un bout à l’autre de leurs jours ». Ils capturent en vol le geste, l’attitude furtive, le regard qui se fronce, l’ombre du nuage dérivant sur les prés, les scintillements sur la mer et le vent qui la creuse, le canari qui se courbe au-dessus de la corolle de la pivoine, les feuilles frémissantes, le sourire de la courtisane, la moue du serviteur, la fatigue du marcheur. Leur pays, dans ses replis, dans ses reliefs, en été et en hiver, au printemps quand les bourgeons sortent et les jeunes grues quittent le nid, en automne quand les feuilles se ternissent, ils le chérissent, le parcourent, l’observent. Leurs îles qui parsèment par centaines la Mer Intérieure, ils les situent sans erreur, en connaissent la découpe de dentelle, les âpretés du combat contre la mer, les aménités qu’elle apporte. Le paysage n’est pas un faire valoir, il s’affirme en tant que pièce centrale du jeu, non pas support mais décor vivant, lié aux êtres, à leur destin, les rattache à plus fort et plus grand qu’eux. On sait qu’au Japon les Kami du panthéon shinto, ces divinités présentes par millions - leur nombre fluctue, pour symboliser l’infini - régissent les rapports humains, bénissent et punissent, s’identifient à toutes choses, aux plantes comme aux animaux, aux rochers comme au tonnerre, prophétisent, se situent « sur le Pont du Ciel », échappent à tout contrôle et « se cachent dans l’épée comme dans le soleil », première de toutes ces divinités. Les sanctuaires, partout, rappellent que tout est Kami, même les morts dont les âmes libérées se sont évanouies aux confins de lieux ignorés. Alors plus encore que ce qui peut se voir d’évidence, nos deux artistes s’appliquent à intercepter ce qui n’est pas visible mais se perçoit autrement, par d’autres canaux, d’autre sens mis en éveil par la sensibilité, la fraîcheur d’une cascade, la tendresse de l’épouse, la tristesse de la solitude. L’évanescence est la preuve des repères les plus solides. Posséder l’éphémère pour seule certitude !


Avec Hokusaï et Hiroshige, nous sommes constamment conviés aux événements quand ils se déroulent, à en être les garants, sur le champ. Davantage, nous devançons l’imprévisible qui va survenir, puisqu’ils sont là, prêts à le formuler en un faisceau de teintes et de lignes à notre bénéfice. Sous leur pouvoir évocateur, des événements minimes, infimes, intimes, grossissent, s’amplifient, acquièrent des dimensions insoupçonnées, universelles. Leur brièveté se distend grâce à cette faculté unique qu’ils possèdent d’en figer la valeur. Avant leurs interventions, rien ne se passait qui méritât attention, après le charme n’opèrera plus. De détails en détails, ils édifient un vaste répertoire de scènes emblématiques, ils racontent ce qui se passe à tel endroit, à telle heure tel jour, avec cette personne et nulle autre. Ainsi, sur cette montagne, au bout de ce promontoire, là où s’étagent quelques pins aux branches sinueuses, cet éclairage gris et mauve ne s’est répandu qu’à cette minute. A ce moment précis, l’homme coiffé de son chapeau conique et monté sur son cheval a franchi un cours d’eau tandis que trois oiseaux partent à tire d’aile. Nous cheminions avec lui.


Les carnets d’esquisses d’Hiroshige qui se déploient comme un accordéon sont remplis de courtes notations de voyage, de scrutations rapides comme la foudre, qui stylisent et schématisent des situations complexes, en réalité les sacralisent. A peine d’encre, peu de contours, des dépôts d’aquarelle légers, translucides, que des tons discrets, dégradés, du bleu pâle, du jaune paille, un rouge allégé et le vide autour pour indiquer les roseaux au bord de la mare, la préparation du thé par le chajin, la silhouette féminine de la geisha qui entre dans la chambre, la fumée de la pipe du paysan qui monte en spirale, la dextérité des mains du fabricant de soba, ces nouilles au sarrasin que tout le monde mange partout au Japon. Un objectif qu’il atteint, une contrainte qu’il surmonte : parvenir à la fluidité, interrompre la fugacité. C’est le transitoire « arraché d’un mouvement prompt au temps » qui soudain s’immobilise. Devant cette minute contractée, abrégée, l’intelligence s’interroge et constate qu’elle n’a ni point de départ ni point d’arrivée. L’auteur a le don de nous mettre de plain pied avec cette tranche de vie, menue mais non exigüe, cet « état d’âme en présence du monde ». La rêverie n’a pas besoin de l’illusion préconçue, elle s’enracine et s’épanche dans le réel. On pense à Claudel, qui notait que le devoir du Japonais, « c'est de se faire aussi petit et aussi léger que possible, mince, sans poids, presque sans place, mouche, fourmi. Sa maison est une caisse aux parois de papier. Ses trésors, il peut les tenir dans sa main». L’estampe, qui implique une chaîne de solidarité entre l’éditeur, le dessinateur, le graveur, l’imprimeur, convoque l’œil sans délai, sinon elle manque son but. L’impermanence est ce qui reste toujours stable et vrai dans la mémoire. L’actualité est capturée, saisie juste au sommet de son intérêt le plus évident. D’ailleurs moins que la fuite irréversible du temps, ce sont ces fragments ténus d’existence qui s’inscrivent d’un coup dans la durée et maintiennent dans la logique la trame inépuisable des jours. A chaque image, la précarité se lie avec plus consistant qu’elle et se change en un « condensé de la condition humaine ». Le contenu inconnu des minutes à venir, Hokusaï et Hiroshige le remplissent de substance en allant plus vite qu’elles. Hokusaï disait que « ses dessins, qu’ils représentent des personnages, des animaux, des insectes ou des poissons, ont tous l’air de vouloir sortir de la feuille ».


Autoportrait d'Hokusaï.

Au cours de leur vie, ils adoptèrent l’un comme l’autre des quantités de pseudonymes, correspondant à des phases et des évolutions de leur art. Hokusaï, par exemple, utilisa entre 1810 et 1820 le nom de Taito. De son temps, Hokusaï passait pour être un peu magicien, si ce n’est kijin, c'est-à-dire excentrique, curieux, facétieux. D’une modestie innée, non feinte, il admettait ses faiblesses et doutait de ses capacités. Sa confession est célèbre : «… je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans…à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses… ». Toute nouvelle expérience le fascinait, aucun extrême ne le rebutait.


Hiroshige, qui a lui aussi signé de noms divers ses travaux, a vu les œuvres de son loyal concurrent. Il loue sa production prolifique, les champs illimités de son inventivité. Sa sensibilité aux équilibres entre l’homme et la nature et à l’harmonie de leurs relations le pousse néanmoins vers davantage de proximité avec le peuple qu’il fréquente assidument. Il compatit à ses incommodités sous la pluie et le vent, il partage ses distractions lors des haltes, il éprouve ses contentements presque humbles. Toutes ses images sont des instants à la fois communs et choisis. Il nous montre ainsi une famille qui se promène, une qui autre boit du thé, tandis que deux compagnons regardent les voiliers sur la mer. Une concorde holistique aimante êtres et choses, circule et s’infiltre entre eux tous. Quelque soit le sujet abordé, l’attention est requise par l’ampleur du contexte qui même focalisé sur des aspects mineurs, préserve la grandeur du discours grâce à cette subtilité des indices. La verve de son pinceau anime quantités de personnages pour la fête des carpes, accuse les grimaces des hôtes des restaurants de la capitale de l’est ou accentue les sourires des acteurs de théâtre, se complaît dans la caricature. Dans un de ces cadrages stupéfiants et novateurs qui vont avoir tant de succès à l’étranger, il plante un torii écarlate qui envahit l’image et relègue au niveau de figurants colorés les promeneurs ; en arrière, des barques chargées sont amarrées au port. Partout, au long des cycles dont les numérotations démontrent aisément la fécondité de son incroyable talent - pensons seulement aux Cinquante-trois étapes du Tôkaidô, aux Cent vues des sites d’Edo, aux Vingt-huit vues de clair de lune, aux Soixante-neuf stations du Kisokaido - Hiroshige ne cesse d’entreprendre et de donner au moindre comportement l’éclat d’un acte unique. Décomposant pour unifier, soucieux d’authenticité, il calcule ses effets dynamiques qui se conjuguent à la respiration lente et souveraine d’une nature considérée comme « un temple prêt et disposé pour le culte ».


Portrait à la mémoire d'Hiroshige par Kunisada

Ando Hiroshige, lettré et écrivain, amateur de bonne chère dit-on, s’il voyagea beaucoup dans les provinces, se plaisait avant tout à Edo dont il connaissait coins et recoins. A 60 ans, il se fit moine bouddhiste et se rendit à lui-même. Un portrait posthume de Kunisada nous montre le maître assis sur une espèce de carré d’étoffe, drapé comme un notable dans un somptueux kimono, les yeux scrutateurs sous le crâne rasé. Il égrène dans une main le mala, le rosaire dont les adeptes du Bouddhisme ne se séparent jamais. L’épidémie de choléra qui sévissait alors l’emporta, comme des dizaines de milliers d’habitants.


Rivaux et égaux, virtuoses à égalité, créateurs prodigues engendrant des mondes ramenés par la maîtrise de leur exubérance à l’échelle des miniatures et se dilatant en même temps sous l’agilité de leur éloquence, maniant la profusion et gérant la sobriété, auréolés de leurs vivants, mal imités par la suite, ils s’avouent frères d’estampe. Illustrateurs insignes, leurs « manga » sont réellement des « esquisses spontanées » qui cernent au plus près, selon les mots de Claude Lévi-Strauss, « une humanité encore disponible, où chaque individu, quels que soient son rang et sa condition, se perçoit lui-même comme un centre de dignité, de sens et d’initiative». Peu à peu mis à l’écart des nouveaux courants artistiques, le déclin de l’Ukiyo-e dont ils sont l’un et l’autre les représentants inégalés s’accéléra notamment avec l’arrivée de la photographie. Toutefois, sans doute parce qu’ils avaient décrit de l’intérieur ce monde flottant, leurs estampes ont continué à circuler par milliers, porteuses des curiosités d’une nation où le pur dépouillement côtoie les frénésies excessives. Le Japon qu’ils aimaient, celui de la caducité et de la pérennité !


Se dépliant comme des paravents précieux, ces deux ouvrages qu’il ne faut pas dissocier, invitent à un double voyage. Rues de village, porteurs de litière, saules ployés par le vent, pont de planches, lever de soleil, bateliers qui tirent un bateau, autant de visions du Japon merveilleux des anciens temps. Douceurs des couleurs, finesse des traits, les mains sont passées sur le papier comme une onde de paix, une nappe de bonheur simple, pour magnifier la banalité des existences, exalter les charmes de la nature. Deux livrets accompagnent ces deux volumes soigneusement enserrés dans deux écrins de cartons, l’un brun, l’autre bleu. Prenez la route du Tokaido, rejoignez Kyoto au départ de Tokyo, parcourez les rives du fleuve Sumida, rêvez, marchez, écoutez. Deux guides souriants vous précèdent et vous expliquent leur pays. Complément nécessaire, bénéficiant de la même présentation, l’album d’Akatsuki no Kanenari, contemporain d’Hiroshige, inspiré par Hokusaï, apporte sur Osaka et le second fleuve, Yodo, une suite tout aussi poétique au premier.


Dominique Vergnon


Nelly Delay, Hiroshige, le petit Tokaido, 55 illustrations, 10,6x16,5 cm, Hazan, octobre 2012, 110 pages, 19 euros


Matthi Forrer, Hokusaï, coup d’œil sur les deux rives du fleuve Sumida, 91 illustrations, 18,7x22,6 cm, Hazan, octobre 2012, 140 pages, 35 euros

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