Le bleu et le rouge, un dialogue primordial

À l’une les impressions de chaleur, celle du soleil par exemple, ou du feu, de l’énergie ; à l’autre les perceptions de fraîcheur, celle de la mer, de lointain comme celui du ciel. À la première les notions de passion, de force ou de pouvoir. À la seconde les idées d’infini, de paix, voire de mélancolie.
Matisse estimait qu’un certain bleu pénètre votre âme. Pour le rouge comme pour le bleu, les nuances sont multiples, les palettes de chacune de ces teintes débordent de tonalités, de vibrations optiques, de variations sensibles, des plus subtiles aux plus marquées. À leur image, le vocabulaire qui les identifie révèle leurs liens avec les réalités. On parle de rouge incarnat, pourpre, coquelicot, sang et de bleu horizon, nuit, cobalt, turquoise. Chaque peintre a ses préférences, selon ce qu’il cherche à exprimer. Aucune confusion, pas de désordre, des différences évidentes et des unions suggérées, en tous cas des alliances toujours magistrales. Seul, Picasso dans une boutade célèbre disait que quand je n'ai pas de bleu, je mets du rouge…
L’histoire de l’art est dès ses origines traversée par ces oppositions et ces usages, s’équilibrant entre les rouges et les bleus tout en les associant pour donner à l’une comme à l’autre une prééminence évidente, ou de discrets appuis pour des mises en valeur réciproques. Dans l’Égypte ancienne, le bleu était lié à la divinité. Amon pouvait rendre sa peau bleue afin de voler et se rendre invisible. Entrer dans la merveilleuse chapelle des Scrovegni à Padoue peinte par Giotto vers 1305 revient à se plonger dans un royaume d’azur et de saphir qui traduit la majesté du propos divin.
De même, ouvrir le précieux ouvrage « Les très riches heures du duc de Berry » réalisé de 1410 à 1485 à la demande de Jean de Berry vous fait pénétrer dans un somptueux registre de bleus de France, outremer, céruléen. La découverte en 1709 du bleu de Prusse par deux chimistes allemands, Heinrich Diesbach et Johann Conrad Dippel, révolutionne la peinture. Hokusaï en fait sa couleur privilégiée.
Quoi de plus poétique et féerique que les profondeurs célestes que Van Gogh compose en 1888 dans La Nuit étoilée. Il écrit à son frère Théo que souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, colorée des violets, des bleus et des verts les plus intenses. Certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus, myosotis Le ciel bleu foncé est taché de nuages ​​d’un bleu encore plus foncé que le bleu fondamental de cobalt intense, et d’autres d’un bleu plus clair, comme le blanc bleuté de la Voie Lactée La mer était d’un bleu outremer très foncé, le rivage une sorte de violet et de rouge clair comme je le vois, et sur les dunes, quelques buissons de bleu de Prusse.
Quant à Nicolas de Staël, c’est dans un vaste concours de bleus de nacre et d’orage qu’entre les nuages et les eaux il fait voler ou mieux, danser Les Mouettes (1955).
 

À l’opposé, ne cédant rien de son rôle tout aussi fondateur, voici le rouge. Il attire l’œil par son rayonnement solaire mais aussi par sa cordialité. Pour reconstituer aussi près que possible de l’identique la salle du trône du palais de Cnossos en Crète, et rappeler la puissance de la civilisation minoenne qui se développa en de 2700 à 1200 avant notre ère, le rouge fut naturellement la couleur majeure des colonnes et des murs des salles.
Autre témoignage, le rutilant et savamment noué turban de l’homme dont Van Eyck laisse un vivant portrait en 1433. D’ailleurs peut-être est-ce lui-même qu’il représente ainsi ? Quoi de plus aimant que le rouge des vêtements de la mère dans La Nativité de Georges de La Tour, de plus ardent que le costume du petit Manuel Osorio de Goya et de plus embrasé que les rouges du Paysage au coucher du soleil de Paul Klee (1923).

Dans ces deux ouvrages similaires dans leur conception et leur présentation, Valérie Mettais retrace les rôles complémentaires et divergents de ces deux couleurs en prenant à témoins une cinquantaine d’œuvres en bleu et autant en rouge.
De Philippe de Champaigne à Cézanne, de Roland Savery à Chagall, maîtres parmi beaucoup d’autres de ces dialogues libres et nécessaires, c’est leur ampleur et leur délicatesse qu’ils célèbrent sur la toile, l’incandescence et la nitescence des deux qu’ils soulignent, ici dans les glacis et là dans les fonds, au premier plan, en second lieu, alliant les touches ou les séparant, tel un inépuisable dialogue.

Dominique Vergnon

Valérie Mettais, Le bleu/le rouge, coffrets l’Essentiel, 135x189 mm, chaque volume, 192 pages illustrées au total, Hazan, mars 2023, 25,95 € l'unité

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