Desjours pour des nuits plus sombres, rencontre avec la reine du
Plus sérieusement, je suis touchée de l’intérêt qu’on me porte, mais je me sens très loin de la « consécration », pour deux raisons. La première étant que je n’ai écrit que deux romans. La seconde parce qu’il y a, dans ce terme, l’idée de ligne d’arrivée, et que ce qui me plait, c’est le chemin que je parcours, la progression de mon écriture, ou encore l’évolution de mes personnages.
Alors, si ce n’est pas vous, qui est la reine ?
Des auteurs fantastiques, ce n’est pourtant pas le registre où vous vous illustrez pour le moment. Des désirs d’imaginaire ?
Ingrid Desjours - J’ai biberonné au fantastique. J’ai cogité devant la 4e dimension, me suis évadée dans la mythologie et me suis nourrie de contes et de légendes de tous pays… Alors oui, j’ai un vrai désir de pénétrer dans les dédales de mon imaginaire tel que ces influences l’ont façonné, de m’abandonner au monstre qui l’habite et de m’enfuir avec.
Avez-vous senti une évolution, de vous-même, de votre écriture, de vos envies voire de votre liberté, d’Echo à Potens ?
Ingrid
Desjours - Oui. J’ai le sentiment d’avoir progressé, notamment grâce à
mon éditeur qui sait me faire travailler et me tire vers le haut. J’ai
aussi écrit Potens dans une période douloureuse de ma vie, et,
quelque part, ça m’a libérée. Je n’avais ni la force ni l’envie de me
censurer. Mieux, j’avais un besoin, une frénésie de partager,
d’explorer, sans retenue ce qui m’agitait. J’ai l’impression qu’un
barrage a cédé, et la vague qu’il contenait m’a lavée de sales habitudes
et aussi donné une force et une liberté incroyables. M’a confirmé
l’envie.
Dans votre univers, il y a l'humour grinçant de Pierre Desproges. Le Club Potens me fait penser à un de ses sketches : QI 130. Vous acceptez cette filiation ?
Ingrid
Desjours - Ah ! Desproges ! Mon idole, celui-là même qui a dit que
l’intelligence est le seul outil qui permet à l’homme de mesure
l’étendue de son malheur… Il était, et reste à mes yeux, le maître de
l’humour grinçant, cinglant, à la désespérance élégante, la lucidité
cuisante… Voilà quelqu’un avec qui j’aurais aimé partager un bon repas
et un verre de vin, et qu’il me la confirme, cette filiation, oui…
Mais ce sketch, vous y avez pensé ? Vos critiques sur la sélection par le QI ne sont pas tendres …
Ingrid Desjours - Je le connaissais, mais je n’y ai pas pensé en écrivant Potens.
Il est vrai que je déplore toute forme de communautarisme, ainsi que le
repli sur soi et le mépris d’autrui qui en résultent souvent. La
sélection par le QI et ses dérives eugénistes me dérangent : je pense
que l’intelligence doit servir à faire du lien, pas être l’outil d’une
quelconque ségrégation. Mais peut-être conviendrait-il déjà de
distinguer intelligence et QI ?
Il
semble y avoir beaucoup de vous dans le personnage de Garance… c’est un
personnage défouloir ? D’ailleurs vous n’êtes pas tendre avec elle,
disant d’elle notamment « Qu’au moins son corps soit baisable si son âme
reste vile »...
Ingrid
Desjours - Garance est avant tout un personnage de roman. Bien sûr, on y
met toujours un peu de soi… Garance est à la fois un alter et un anti
ego. Cette dualité me permet de mettre en elle des choses très
personnelles, et d’autres complètement éloignées de ce que je suis, pour
voir jusqu’où je peux la pousser, jusqu’où elle accepte d’aller.
Vous n’avez pas peur de vous perdre en vous exposant trop ?
Ingrid
Desjours - A l’instar de Garance, je pense que c’est dans la lumière
qu’on se protège le mieux. La zone d’ombre inquiète, dérange, donne
envie de fouiller, et si on ne trouve pas, on invente… Je m’expose un
peu c’est vrai, mais ça reste mesuré, contrôlé. Je fais partie de la
génération Internet qui connaît les avantages et les limites de
l’exposition. Je reste consciente de l’importance de maîtriser son
image.
Dans votre ancien métier, vous viviez l’horreur au quotidien. Pas envie de faire des romans à l’eau de rose pour changer un peu d’ambiance plutôt que des polars dégoulinants ?
Ingrid Desjours - Des polars dégoulinants ? Ah merci !
Écrire
est un exutoire… Et puis, j’écris comme j’aime lire : il me faut du
rythme et une histoire qui prenne aux tripes, sinon je m’ennuie. Je ne
suis donc pas certaine qu’écrire des romans à l’eau de rose me plairait.
En revanche, je ressens de plus en plus l’envie de me diriger vers du
thriller pur.
Dans Potens,
vous évoquez cette théorie de l’orgasme dans le crime. C’est un sujet
peu abordé par les auteurs français, ni dans les études des
psychologues… Vous n’avez pas peur de vous mettre à dos vos
ex-confrères ?
Ingrid Desjours - Mais c’est une composante du crime qu’ils connaissent bien !
Ce
serait un tort de considérer la notion de plaisir dans le crime comme
honteuse, alors que c’est la motivation initiale : il ne faut pas
l’oublier si on veut comprendre le mode. En France nous avons beaucoup
de tabous, de retenue par rapport à ça. Aux États-Unis, les criminels
avouent avoir joui au moment du passage à l'acte, ici c'est un facteur
aggravant qu’on cache honteusement, comme le résidu de notre éducation
judéo-chrétienne, comme un dépucelage mal fait. Le plaisir est pourtant
inhérent à l'acte... souvent les tortionnaires ont des érections en
accomplissant leurs actes de barbarie : l'être humain n'est rien d'autre
qu'un mammifère !
Et l’orgasme de l’écrivain en train d’écrire ces scènes ?
Ingrid
Desjours - Réel. Je prends un plaisir fou à les écrire. À lâcher mes
tripes, plus généralement. Je me laisse cueillir par une onde puissante
qui me transporte au-delà de ce que j’aurais osé imaginer. J’ignore d’où
ça me vient, ni même qui je deviens quand je vis cette transe, mais je
suis autre, transfigurée, toute puissante et dissoute dans l’univers !
Ah ! Rien que d’en parler j’ai envie d’y retourner !
Pour Potens,
vous avez dû mettre à profit votre expérience professionnelle,
notamment pour la profondeur psychologique. Vous avez eu de bons
« experts » à vos côtés ? Comment ça se passe, on dit : « bonjour, je
suis romancière, je voudrais que vous m’expliquiez…» ?
Ingrid
Desjours - Je sollicite toujours l’expertise de professionnels :
commissaires de police, médecins légistes, avocats… J’aurais trop peur,
sans cela, d’écrire des non-sens. J’estime que je me dois, autant qu’à
mes lecteurs, une parfaite honnêteté intellectuelle… même si le roman
est toujours un « menteur ». Ça se passe très simplement. Je
« sélectionne » des experts et leur demande gentiment s’ils acceptent de
devenir mes conseillers techniques. Je n’ai jamais essuyé de refus.
Peut-être parce qu’ils sont heureux d’expliquer la réalité de leur
profession, loin des clichés. Peut-être par désir d’être compris, vus,
entendus… En tout cas, ce sont toujours de très belles rencontres, avec
des gens hors du commun, que j’estime et qui finissent souvent par
devenir des amis. C’est ma cerise sur le gâteau.
Un dernier mot sur vos projets. Une nouvelle aventure de Garance ?
Ingrid
Desjours - J’ai actuellement deux livres en préparation. Les deux nous
feront sortir du territoire français pour nous emmener dans des univers
méconnus, comme la Laponie finlandaise, son froid polaire et sa nuit
éternelle…
Mais Garance ne sera présente que dans un seul.
Propos recueillis par Loïc Di Stefano
photographie © Loïc Di Stefano
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