Interview - Didier van Cauwelaert : « Je me déconstruis pour aller vers les autres »

Prix Goncourt 1994 pour Un aller simple, Didier van Cauwelaert est tombé dans le chaudron des mots dès son plus jeune âge. Écrivain, dramaturge, scénariste, réalisateur, il modifie la réalité pour « la rendre plus vraie, plus supportable, plus intéressante ».

 

— Dans votre dernier roman, Double identité, vous refaites appel à un personnage de Hors de moi, un tueur repenti doublé d’un usurpateur d’existence. Êtes-vous attiré par le fait-divers et les criminels, ou n’est-ce qu’un prétexte pour faire avancer la narration ?

Jamais je n’aurais passé des années avec un personnage qui ne serait qu’un prétexte. C’est lui qui a refait appel à moi. Comment réagir, lorsqu’on a retrouvé toute sa mémoire, et non plus seulement celle de l’homme qu’on a cru être ? Dans le coma, son inconscient avait effacé tout ce qui n’était pas la fausse identité qu’il avait endossée. En lisant Hors de moi, un psychiatre m’a dit qu’il avait connu un tel cas. La situation est si forte que j’étais obligé de la pousser dans ses derniers retranchements : la rédemption active. Vivre une vraie histoire d’amour avec la veuve de l’homme pour qui l’on s’est fait passer, et réussir, à sa mémoire, le projet fou qu’il n’avait pas eu le temps de mener à bien.

 

— Quelles sont alors vos sources d’inspiration ? Votre quotidien, les cafés, l’actualité, Internet ?

Ma source d’inspiration, c’est l’insatisfaction que me procure la réalité. Alors je la modifie, je la repeuple, je lui tords le cou, je la réenchante, j’essaie de la rendre vraie. Plus supportable et plus intéressante, en tout cas, pour mes lecteurs. Les journaux ou Internet ne sont là que pour vérifier certaines choses. Je ne suis pas journaliste : j’invente d’abord, je contrôle ensuite.

 

— Des vaincus traversent votre roman, des cassés de la vie. Où les avez-vous croisés, dans la vie ou dans les livres ?

Ils sont partout. Mais j’aime les mettre en scène au moment où ils se réparent, où soudain ils croient de nouveau en eux par amour, par défi, par révolte…

 

— Vous vous dites « romancier de la reconstruction ». Qu’entendez-vous par là ?

Ce que je viens de dire. La meilleure façon de se réparer, c’est souvent de reconstruire les autres.

 

— Écrivez-vous pour vous reconstruire ?

Au contraire. Je suis quelqu’un de très construit, depuis l’enfance. Trop construit. Je me déconstruis pour aller vers les autres, je me mets en pièces détachées, je me glisse dans leur peau pour essayer de les comprendre de l’intérieur. À l’écrit comme à la ville. Les pires épreuves que j’ai traversées dans ma vie, deuils et accidents, n’ont fait que renforcer ma charpente. Par l’écriture, je vole en éclats. À chaque fois. Et je vois ce qui reste. Un champ de ruine ou une base de restauration.

 

— Votre dernier roman commence par cette phrase : « À force de se croire un autre, on finit par le devenir. » N’est-ce pas le propre de l’écrivain que de devenir un autre en permanence ?

Le vrai problème est de se perdre de vue afin de trouver le regard juste pour son personnage – sans cesser pour autant d’être sincère. J’ai écrit deux romans autobiographiques – c’est-à-dire des livres où je n’inventais que par-dessus le silence des secrets, le flou des malentendus et le fouillis des mensonges. Cheyenne et Le Père adopté. Dans tous mes autres romans, les problèmes, les espoirs et le destin de mes personnages devenaient, le temps de l’écriture, plus importants que les miens.

 

— De fait, quelle est la part d’autobiographie dans vos romans ?

Ce n’est pas une question de dosage, mais de traitement. Je m’efforce de ne pas traiter différemment le produit de mon imaginaire et ce que j’emprunte à mes souvenirs, à mes amours, à l’Histoire… Je crois que le roman qui m’a donné, à la relecture, le plus fort sentiment de « déjà vécu », c’est La Vie interdite. Le narrateur meurt à la première phrase et raconte ce qui lui arrive. C’est dire.

 

— Vous souvenez-vous de la première phrase que vous avez écrite et du moment où vous avez eu envie de devenir écrivain ?

« Je vais mourir dans quinze secondes et j’ai plein de choses à faire. » C’était le début de mon premier roman. J’avais huit ans, je m’étais mis dans la peau d’un Républicain anglais qui allait être pendu par erreur, en 1968, pour avoir envoyé un colis piégé à la reine. C’était juste un pétard à boules puantes, mais Scotland Yard avait décidé de faire un exemple, de transformer une blague en attentat terroriste. J’ai décidé de devenir écrivain dès l’instant où j’ai appris à écrire, à l’école. Les mots ne pouvaient servir qu’à raconter des histoires. Comme auparavant j’utilisais mes petits soldats, mes Dinky Toys, mon ours en peluche. Vocabulaire, syntaxe, descriptions et dialogues sont devenus mes plus belles caisses de jouets. Inventer des personnages qui, une fois publiés, allaient faire rire et rêver des inconnus tout en me rapportant de l’argent, n’était-ce pas le plus beau métier du monde ?

 

— Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?

Moi. Avec la complicité de mon père, avocat des pauvres et des saltimbanques spoliés, qui avait rêvé dès l’enfance du destin d’artiste que je lui ai offert, plus tard, par procuration. Les histoires qu’il inventait pour moi dès le berceau ont activé, provoqué mon imaginaire. Il m’a transmis son rire, sa générosité subtilement égoïste, et cette force de travail et d’exigence technique sans laquelle le talent, comme disait Brassens, « n’est rien qu’une sale manie ». Ma mère, beaucoup moins enthousiaste par principe de précaution, et je l’en remercie, m’a appris très tôt à essuyer les critiques. Au sens propre.

 

— Vous avez commencé très jeune, et avez persévéré malgré les nombreux refus d’éditeurs. Votre premier roman publié à vingt-deux ans est loin d’être le premier écrit. Avez-vous déjà eu la tentation d’arrêter d’écrire ?

Jamais. Cela dit, depuis quelque temps, je résiste avec beaucoup de constance à la tentation de ne plus publier. J’aimerais me faire oublier, parfois. Être tranquille. Ne plus me montrer à la télé, ne plus guetter mon nom dans les listes des meilleures ventes, ne plus parler de mes livres. Et puis ça passe. J’ai besoin d’être lu.

 

— Vos romans mettent souvent en scène le paranormal. Avez-vous une expérience personnelle en la matière ?

D’abord, je n’aime pas le mot « paranormal ». Sauf quand le Pr Yves Rocard, père de Michel et de la bombe atomique française, grand spécialiste des sourciers, dit : « Le paranormal d’hier est la science d’aujourd’hui. » Il ne m’était rien arrivé de « bizarre » avant d’écrire La Vie interdite. Je pense que l’imaginaire m’a préparé à vivre des choses ahurissantes que j’ai trouvées naturelles, voire banales au bout d’un moment. Une demi-heure de billes, de pièces et de balles de golf qui tombent du plafond d’une agence immobilière, au Mexique, en plein jour, devant une dizaine de témoins, ça finit par devenir monotone. C’est ça, le plus extraordinaire. La faculté d’adaptation du cerveau humain. Mais à quoi « sert » un tel phénomène ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le fantastique en lui-même, c’est son irruption dans un quotidien réaliste et ses conséquences sur les mentalités.

 

— Écrivez-vous facilement ? Régulièrement ? Avez-vous des rituels, des « TOC » d’écrivain ?

J’écris tantôt avec une difficulté extrême, tantôt avec une jubilation irrépressible qui me permet de travailler quinze heures d’affilée. Toujours à la main, avec des feutres à pointe fine de différentes couleurs.

 

— Savez-vous par avance où vous allez, avec un plan très structuré, ou vous laissez-vous une part d’imprévu ?

Les deux. J’ai toujours un plan, et je ne le respecte jamais. Parce que tel personnage m’impose sa loi, telle situation prend le pas sur mes intentions premières… J’adore l’imprévu balisé.

 

— Êtes-vous un grand lecteur ? Quels sont les écrivains qui vous ont façonné et ceux qui vous accompagnent encore ?

Je lis comme je bois. Avec une modération très relative, alternant avec des périodes d’abstinence dues aux nécessités de l’écriture. Mes écrivains de chevet, au vrai sens du terme : Diderot, Aymé, Gary, Balzac, Cocteau… Ils ne m’ont pas « façonné » ; ils m’ont confirmé dans mes choix et incité à toujours mettre la barre plus haut.

 

— Votre livre de chevet ?

En haut de la pile, souvent : Gros-Câlin, le premier Gary signé Émile Ajar.

 

— Qu’a changé le prix Goncourt dans votre écriture et dans votre vie ? Votre conception de la littérature a-t-elle évolué ?

Le Goncourt a été un formidable cadeau, qui n’a absolument rien changé, si ce n’est le tirage de mes livres. J’avais la chance d’être suivi par un public fidèle avant Un aller simple : il a été multiplié et, apparemment, il me suit toujours. Mieux : il se renouvelle. Je suis frappé par la maturité et l’exigence des très jeunes lecteurs. Mes deux fans les plus prolixes sont une fille de douze ans et un centenaire. L’un comme l’autre ont tout lu, et classent mes livres par ordre de préférence. Il faudra que je les présente, un jour. Ma conception de la littérature a moins évolué que mon rapport avec mes lecteurs.

 

— Qu’évoque pour vous l’Académie française ? Vous représenterez-vous un jour ?

L’Académie est le dernier camp retranché de la langue française. Il est bon que certains immortels sortent de la caserne pour aller défendre le français hors les murs, et soutenir les derniers francophones du monde qui se sentent bien seuls. Félicien Marceau m’a dit un jour, à quatre-vingt-quinze ans : « Bon, je veux être vivant quand vous vous présenterez. Je viens de parler à mon médecin : il vous conseille d’y aller maintenant. » J’y suis allé. Il faut toujours écouter les médecins. À une voix près, on a élu un plus fantaisiste que moi. L’essentiel est que l’humour ne perde jamais son droit d’asile sous la Coupole. Ce qui me plairait bien, c’est d’être amené à prononcer l’éloge d’un des auteurs les plus drôles que j’aie connu – Félicien Marceau, justement. Mais, face à tout ce qui ne me paraît pas vital, comme l’immortalité, je demeure assez imprévisible.

 

— Dans Double identité, vous écrivez : « Quelle raison pousse un homme à devenir tueur professionnel ? Dans mon cas, c’est le dégoût de l’amateurisme. Et l’abus de littérature. » En quoi la littérature pourrait-elle être dangereuse ?

Tout idéal peut devenir dangereux, face à un entourage, une société qui vous rabaissent et vous enfoncent par la puissance de leur médiocrité.

 

— Quel est, ou quel devrait être, pour vous, le rôle de l’écrivain ?

Imaginer. Réinventer le monde, sans cesse, avec pour seules armes le style, l’humour, l’émotion. Et l’obsession de faire entendre sa vérité intime. Le meilleur moyen, souvent, de réveiller celle du lecteur.

 

— Finalement, n’écrit-on pas toujours, mais différemment, le même livre ?

Les auteurs sans imagination, certainement. Et ceux qui se recopient pieusement de livre en livre, de peur de déranger les habitudes de leurs lecteurs et le confort des critiques. Mais diriez-vous de Balzac, Alexandre Dumas, Marcel Aymé, Romain Gary, Frédéric Dard qu’ils écrivent toujours le même livre ? La chose la plus renversante que j’aie entendue sur moi remonte à 1988, dans la bouche d’un critique du Monde : « Avec un si beau style, quel dommage qu’il ait autant d’imagination. »

 

Propos recueillis par Joseph Vebret

 

Didier van Cauwelaert, Double identité, Éditions Albin Michel, avril 2012, 245 p., 19,50 €

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