Interview – Le mentir vrai d’Alexis Salatko

Auteur d'une quinzaine de romans et de biographies salués par la critique et récompensés par de nombreux prix notamment Horowitz et mon père, prix Jean-Freustié 2006, Un fauteuil au bord du vide, prix François-Mauriac de l'Académie française 2007 , Alexis Salatko a aussi travaillé pour la télévision, et pour le cinéma et la télévision avec Roman Polanski et Didier Decoin.



— Vos origines, votre passé familial – petit-fils d’un pianiste russe virtuose condisciple de Wladimir Horowitz –, les lieux – Cherbourg notamment où votre père s’est établi comme médecin –, semblent tenir une place importante dans votre œuvre de fiction. Comment traitez-vous le matériau autobiographique ?

Les hasards de la vie ont fait que j’ai grandi à Cherbourg et c’est devenu par la force des choses mon territoire romanesque… comme Rimini pour Fellini, Prague pour Kafka, Memphis pour Faulkner, Dublin pour Joyce, Lisbonne pour Pesoa. Je ne vais pas vous les citer tous, mais en règle générale, à un écrivain une ville est associée, pour moi, c’est un port, un port qui a connu l’âge d’or et puis qui est devenu fantomatique après la fin de l’épopée transatlantique que je n’ai pas connue… C’est chouette les villes où tout a disparu, c’est un bon matériau pour l’écrivain qui doit reconstituer par l’imagination la féerie perdue. Je pars de ma vie pour créer des fictions, mon élément étant la rêvalité, mélange de rêve et de réalité, la frontière entre les deux n’ayant jamais été très nette à mes yeux…

 

— Vous dites de votre dernier roman, Le Parieur, que c’est du « mentir vrai »… c’est-à-dire ?

En réalité, je pars toujours de ma vie, de moments de ma vie, et ensuite, grâce à l’imagination, qui est la reine des facultés, comme dit Baudelaire, j’essaie d’en faire de la création littéraire. Je préfère ce mot de « création littéraire » à celui de « roman ».

En ce qui concerne Le Parieur – de même d’en ce qui concerne Céline’s Band ou Horowitz et mon père – je suis parti de faits réels : ma rencontre avec Polanski et le golf. J’avais un père golfeur acharné qui passait toutes ses vacances sur le golf d’Hossegor. Il avait trois amis, dont deux très connus – l’acteur Daniel Ceccaldi et le romancier Sébastien Japrisot – et un troisième moins connu, qui était un joueur professionnel, un parieur. Lorsque j’étais gamin, je le voyais tous les jours. Il a soudainement disparu des écrans radars, et nous avons appris un peu plus tard qu’il avait été retrouvé mort dans un bunker d’un petit golf du Finistère nord. On savait que ce type était un peu glauque, fréquentait plus ou moins la mafia… Bref. On ne savait pas trop de quoi il était mort. Ça, c’est le réel, c’est ma vie. Et à partir de là, j’ai imaginé une histoire qui est celle du Parieur, à savoir un gamin qui est écrivain et qui démarre une carrière littéraire. Cela ne marche pas trop mal pour lui, il rencontre des tas de gens dans le monde parisien, dont un cinéaste d’épouvante. Puis il apprend que son père, un joueur professionnel de golf, est mort assassiné. Et sa vie va basculer dans le cauchemar.

L’idée originale du livre, c’était un jeune écrivain qui rencontre un cinéaste d’épouvante… et à partir de ce jour, sa vie devient épouvantable. Voilà le thème. Et donc, en m’appuyant sur ma vie, sur mon expérience, sur tout ce que j’avais pu voir et entendre, j’ai créé une dramaturgie, un roman que l’on peut appeler un polar… mais c’est plus que ça. Derrière ce polar, évidemment, il y a un état des lieux de ma vie. Un état des lieux affectif, parce que c’est un roman familial avant toute chose, un état des lieux sentimental, et même un état des lieux métaphysique. Et c’est un peu ce que je fais avec chaque livre.

 

— Cet homme est un écrivain raté, un abîmé de la vie. Mettez-vous ce personnage en scène pour exorciser votre peur de devenir un écrivain raté ou parce que vous aimez les vaincus de la vie ?

Horowitz et mon père, c’était l’histoire de mon grand-père, un pianiste virtuose qui doit renoncer à son art pour se nourrir et nourrir les siens. Un fauteuil au bord du vide, c’est l’histoire d’un ingénieur qui perd son travail et qui vie une descente aux enfers : son couple explose, il devient clochard. China et la grande fabrique, ce sont des puissants de ce monde qui vont faire faillite et finir dans la ruine. Céline’s Band, c’est un homme qui a tout pour être heureux, Louis-Ferdinand Céline, et qui va tout gâcher. Maintenant, Le Parieur, c’est effectivement l’histoire d’un gamin qui démarre en fanfare et qui va ensuite se scratcher.

Ai-je un goût pour ça ? Je ne sais pas. Tout ce que je peux dire, c’est que je me sens beaucoup plus proche des gens qui échouent que des gens qui réussissent. Pourquoi ? Parce que l’échec est de toute façon inhérent à nos vies. La vie est un échec total, puisqu’on meurt. Tout le monde va échouer. Donc pour moi il est plus important de raconter échec-story qu’une success-story. D’ailleurs, une success-story, je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai pas connu le succès, je suis finalement un auteur confidentiel, quelqu’un qui publie… quand même régulièrement. À la différence de mon héros, je n’ai jamais eu de problème, mais il y a effectivement toujours cette hantise de l’échec, et surtout de la panne.

Qu’est-ce qui fait qu’entre deux écrivains qui démarrent avec un premier roman, l’un va en écrire un second et l’autre pas ? Et celui qui n’écrit pas de deuxième roman, ne peut-on pas dire tout de même que c’est un écrivain et qu’il reste un écrivain ? C’est la grande question. Et si mon personnage met très longtemps à écrire un deuxième roman – puisque ce qu’on lit, Le Parieur, est son deuxième roman –, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas écrivain. Simplement, il s’est aperçu que dans le monde d’aujourd’hui, il est très difficile d’écrire. Est-ce que ce n’est pas même complètement obsolète ? Ne ferait-on pas mieux d’être de grands sportifs ou de grands rockeurs ? Écrivain, ça a un côté claudicant, bossu. Donc lui, quelque part, préfère être un joueur de golf. Au moins, dans le golf, la victoire dépend de lui. Alors que lorsqu’on écrit des livres, on est soumis au jugement de ses pairs… ça dépend des autres. Voilà la problématique.

 

— Au XIXe siècle, l’écrivain était une figure majeure de la société. À la mort de Victor Hugo, il y avait deux millions de personnes sur les Champs-Élysées… ce qui n’arrive plus que pour la Coupe du monde de football…

Absolument. Nous sommes dans le monde du football. Or, un écrivain, qu’il le veuille ou non, recherche quand même à être aimé. D’abord à être lu, puis à être aimé. L’écriture est un immense cri, un appel à l’affection. Souvent, les écrivains sont des gens qui ont eu des problèmes affectifs. C’est ce que j’ai retenu.

 

— Si on est « normal », on n’écrit pas des livres…

On finit avec une petite retraite de chef de gare, on est peinard, et on cultive son carré de tomates.

 

— Étiez-vous un grand lecteur de Céline lorsque vous avez choisi de le raconter à travers une biographie romancée sur fond d’autobiographie ? Dans votre parcours, comment êtes-vous arrivé à Céline ?

Comment Céline est entré dans ma vie est le sujet même de Céline’S band. J’y raconte précisément ma « cavale » au printemps 1981. J’avais alors 17 ans et j’étais en révolte contre ma famille en particulier et le monde en général… Je m’ennuyais au lycée, j’ai pris la clé des champs et me suis réfugié à Draveil, chez ma marraine dont le mari, Max, avait très bien connu Céline et Marcel Aymé. Moi, jusqu’alors, je ne connaissais rien de Céline à part ce que nous en avait dit un prof de français qui, ne supportant pas l’individu (qualifié d’abominable facho), nous avait déconseillé son œuvre. C’est donc Max qui m’a initié à Céline comme je le raconte et ça a été un choc incroyable. En fait, quand je pense à Céline je vois Max qui était fait de la même écorce, les deux étant inséparables dans mon esprit, enfin disons les trois, en comptant Marcel Aymé… J’ai mis presque trente ans à raconter cette histoire que j’ai écrite en trois mois. C’est un peu le cas de tous mes livres, une énorme gestation suivie d’un accouchement viscéral et ultra violent…

 

— Pourquoi ce choix d’une biographie romancée ?

C’est un genre que j’aime bien et dans lequel je me sens à l’aise… Mon troisième livre (S’il pleut, il pleuvra) était consacré au roman de la vie de Katherine Mansfield. Ensuite, j’ai rebeloté avec Béla Bartók et Faulkner (dans Bill et Bela) avant de m’attaquer à un « autoportrait » de Flannery O’Connor (la jeune fille aux paons) dans Milledgeville. Je pense, comme Michel Tournier, que la lecture est un art et que je suis un lecteur qui écrit sur des auteurs qu’il admire. Lorsque j’avais 10 ans, mes héros n’étaient ni des footballeurs, ni des vedettes de ciné, ni des chanteurs, ni de grands leaders charismatiques style Gandhi ou Che Guevara, mais des écrivains… Leurs photos tapissaient les murs de ma chambre, à Cherbourg. Étudiant à Paris, dans les années 1980, j’étais très seul. Je passais mes journées à marcher et mes nuits à lire. Mes amis étaient des personnages de roman.

 

— Comment avez-vous construit le personnage de Max Hardelot pour faire en sorte qu’il soit crédible et cohérent ?

Comme je vous l’ai expliqué, Max a existé, j’ai encore sa voix dans l’oreille et l’odeur de sa pipe et du Pernod colle à mes naseaux, mais c’est vrai qu’il y a une part d’invention même si tout ce que je rapporte dans ce livre a une base autobiographique. C’est le propre de la littérature que d’essayer de restituer le réel par le biais de l’imaginaire… Tous les biographes inventent, rêvent leur sujet, en s’appuyant certes sur des documents, mais enfin, comme disait mon ami Polanski qui rêvait de porter à l’écran la vie de Paganini : « Je n’étais pas là lorsqu’il allait pisser à l’entracte, et comme c’est ce qui m’intéresse, je suis bien forcé d’imaginer… »

 

— Vous êtes-vous beaucoup documenté pour reconstituer le Paris célinien ? En règle générale, dans votre travail d’écrivain, vous documentez-vous beaucoup ?

Oui, il a fallu que j’avale beaucoup de sciure pour reprendre la formule de Kafka… J’ai relu toute l’œuvre de Céline et de Marcel Aymé avec un plaisir incroyable… Quelles plumes ! Mort à Crédit (plus encore que le Voyage) me paraît aujourd’hui le bouquin le plus fort de Céline. Il était de cinquante ans en avance sur son temps et je pense que c’est la raison pour laquelle il n’a pas marché… Et puis la trilogie allemande m’a beaucoup impressionné. La difficulté était de ne pas se laisser écraser par mon sujet. Et surtout de ne pas me mettre à écrire comme Céline, la tentation est grande et innombrables sont les auteurs qui sont sortis de sa cuisse.

Autre difficulté, me démarquer des grosses biographies officielles, et surtout faire un choix dans cette masse d’événements qui constituent la vie de Louis-Ferdinand. On pourrait faire non pas un, mais dix romans à partir de son parcours… Et il fallait que tout cela tienne en moins de deux cents pages, une sorte de résumé à l’usage de celles et ceux qui n’avaient aucune idée sur le bonhomme… Il a donc fallu que je me gave de sciure, que je digère et qu’ensuite je trouve ma propre petite musique… Trente ans de murissement, un an et demi de recherches et quelques semaines d’écriture… J’avais écrit, il y a trois ans, une saga sur les porcelainiers de Limoges, énorme somme romanesque et, là aussi, il avait fallu que je plonge dans cet univers totalement inconnu en me noyant dans un océan d’archives… ça fait partie du métier et c’est là qu’on apprend le plus de choses. Pour Céline, j’ai appris à le connaître à travers ses livres et ses bios et j’avoue que l’image de « l’abominable facho » a vite volé en éclats, c’est devenu peut-être pas un ami, mais quelqu’un de beaucoup plus fréquentable que tout ce qu’on avait pu m’en dire…

 

— Il fallait énormément de patience et de charité pour supporter Céline, colérique, égoïste, acariâtre. Quelques amis, des indéfectibles restèrent jusqu’au bout… Est-ce seulement en raison de son génie ?

Je ne crois pas. D’après Max, Céline, tout bourru et détestable qu’il fût, avait certainement de bons côtés. Il pouvait être bon camarade, il était d’ailleurs assez fidèle en amitié même s’il avait l’habitude de rudoyer ses proches. Il est resté très lié à ses potes de promo, tous ceux qui avaient connu les horreurs de la guerre, la grande boyauderie de 14, les gueules cassées, il était également très tendre avec ses patients (les vieux, les enfants), il les traitait avec autant de douceur que ses animaux trouvés… Ne pas oublier son humour et sa séduction naturelle dont il savait user surtout au début… Il pouvait être irrésistible… Sa voix avait quelque chose d’envoutant, son regard bleu plongeait dans l’hypnose… Évidemment, peu d’humains trouvaient grâce à ses yeux surtout dans la catégorie des bien portants qui constituent la majorité des bipèdes pensants… Si Marcel Aymé est resté son ami jusqu’au bout, c’est forcément qu’il devait avoir ses raisons et parmi celles-ci l’incroyable charme de Céline, un charme noir peut-être et son humanité au sens fort, faite de coups de griffes et de caresses… Le problème c’est que l’Histoire est toujours sélective et qu’elle ne retient que ce qui fâche…

 

— Peut-on mettre en opposition l’homme et l’écrivain ? Sommes-nous en présence de deux entités différentes ou d’un seul et même homme ?

Mais pourquoi diable veut-on toujours faire une distinction entre l’homme et l’écrivain, le second n’est-il pas ou ne devrait-il pas être le porte-parole du premier ? Céline a mis sa peau sur la table, c’est assez clair, il a eu le courage de ne rien occulter de ses petites misères et de ses grands travers, il a porté un regard lucide et presque ultra-lucide sur l’humanité, c’est d’ailleurs le propre des grands écrivains (Cervantès, Melville, Joyce) qui n’hésitent pas à se mettre en danger pour sonder l’inscrutable malveillance de l’univers… Aujourd’hui, tout le monde avance masqué, en crabe, y’a plus une seule voix claire, on est dans le faux-semblant, l’artifice permanent, c’est à qui baisera l’autre, tous ces beaux et ces belles qui nous cachent leur part d’ombre pour être dans la lumière… Céline s’exprimait, que ça plaise ou non, il disait ce qu’il avait sur l’estomac, rendons-lui au moins ça, et déplorons qu’il n’existe plus aujourd’hui d’artistes capables d’une telle franchise…

 

— Êtes-vous un grand lecteur ? Quels sont les livres qui vous ont façonné, fabriqué ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent aujourd’hui ? Qu’y a-t-il dans votre bibliothèque ?

J’ai commencé à lire très tôt, mais bizarrement, c’est par le disque que je suis venu à la lecture (mon grand père travaillait chez Pathé Marconi), avec Le Livre de la Jungle dit par François Perrier et Le Petit Prince récité par Gérard Philipe. Avec mes frères, on était complètement accroc à ce qui ne s’appelait pas encore les livres audio. Mais le livre qui a illuminé mon enfance est Le merveilleux voyage de Niels Holgerson à travers la Suède de Selma Lagerlof. J’avais trouvé mon alter ego en ce garnement qui chevauche les oies sauvages… Ma mère, ancienne élève de Gaston Bachelard, a été ma grande initiatrice. À la maison, il y avait des livres partout. Je n’avais qu’à puiser. À 13 ans, j’avais lu tout Dostoïevski et tout Zola (les Rougon-Macquart) ainsi que Martin du Gard. J’ai ensuite été attiré, aspiré par la littérature étrangère, plus particulièrement nordique. Les grands romanciers russes, Kafka, Rilke, Knut Hansum, les romantiques allemands (Hofmann, Grimm, Andersen) ; etc. À 16 ans, je me suis passionné pour les Anglo-saxons (les sœurs Brontë, Thomas Hardy, etc.), les Américains (Faulkner, Steinbeck, Dos Pasos, Caldwell, O’Connor, Mac Cullers, Kerouac, Sallinger, Raymond Carver) et les Latinos (Garcia Marquez, Cortazar, Borges)… Ma bibliothèque contient des milliers de titres, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je découvre les auteurs classiques français (Rabelais, Montaigne)… Je lis très peu de littérature contemporaine… Je précise que ma préférence absolue va aux auteurs de fictions, aux conteurs d’histoires. Le nouveau roman et l’autofiction ne me correspond pas. En revanche je suis un grand amateur de fantastique et de science-fiction.

 

— Vous souvenez-vous de la première phrase que vous avez écrite et du moment où vous avez eu envie de devenir écrivain ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?

La première phrase, ce devait être « Je hais les cocotes » parce qu’une volaille m’avait donné un coup de bec. J’avais 5 ou 6 ans et mes parents passaient quelques jours chez des amis qui avaient une ferme en Hollande, près de Rotterdam. De rage, j’ai écrit ça sur le paquet de Gauloises de mon père. L’histoire est restée célèbre dans la famille. Ensuite, les poules ont joué un grand rôle dans mon œuvre… Quant à savoir ce qui m’a poussé à écrire, mystère et boule de gomme, la lecture sans doute a joué un grand rôle, mais ce qu’il y a de vrai, c’est qu’avant de lire je me racontais déjà des histoires, assez sombres d’ailleurs, je voyais toujours le mauvais côté des choses, j’avais une propension à tout dramatiser… J’ai développé tout ça dans un court roman, La fille qui hurle sur l’affiche, qui se veut un hommage appuyé à Alfred Hitchcock (à propos, parmi les auteurs qui m’ont le plus influencé j’inclus des auteurs-réalisateurs, le cinéma étant à mes yeux de la littérature en mouvement)…

Je reviens sur l’envie d’écrire, je ne pense pas avoir éprouvé ça. Le besoin oui, mais pas l’envie. J’ai envie de nager, de grimper aux arbres, de jouer au tennis, de faire l’amour, mais écrire, non, ça n’est pas une partie de plaisir… Le problème, c’est que je pourrais me passer de nager, de grimper aux arbres, de jouer au tennis et même de faire l’amour, mais pas d’écrire… Allez comprendre…




J’ai toujours été dans les livres. Ma mère était une personne au départ très pauvre – elle gardait des oies près des Cahors – et elle a passé l’agrégation de philosophie. Mais entre-temps, il lui est arrivé un drame épouvantable. Son père était prisonnier de guerre en Prusse orientale. Lorsqu’il est revenu en France, la première chose qu’il a voulu faire a été de se baigner dans le Lot avec sa fille… et il s’est noyé. Elle a plongé plusieurs fois pour le rattraper, mais en vain. Cela a été le grand trauma de son enfance. Un peu plus tard, Gaston Bachelard, qui était son professeur, apprenant cette histoire, lui a dit qu’elle avait deux manières d’envisager la vie : faire de la science ou créer un monde imaginaire. Et ma mère s’est créé un monde imaginaire dans lequel est s’est enfermée, et dans lequel elle a également enfermé ses enfants.

J’ai donc toujours vécu avec une sorte de rempart de livres autour de moi. Ça me protégeait de la vie. Et voilà comment je suis devenu écrivain, fondamentalement. Ensuite, il y a la vie et un tas d’accidents, tous ceux qui font qu’on devient écrivain. Jusqu’à aujourd’hui, d’ailleurs. J’ai souvent envie de faire autre chose, mais des accidents font que je reviens vers ma page blanche.

 

— L’écriture est-elle chez vous une seconde peau ? Êtes-vous constamment en éveil ? Prenez-vous beaucoup de notes ? Vous astreignez-vous à une régularité ?

L’écriture est chez moi viscérale… Je suis constamment en train d’écrire surtout lorsque je n’écris pas. Ça se passe à l’insu de mon plein gré comme dirait l’autre… C’est là, en permanence… J’ai établi tout un rituel pour me permettre de me soulager l’esprit des mots qui l’obstruent… Lever très tôt, même poids de vêtements, nourriture d’ascète, trois à quatre heures de marche l’après-midi quelque soit le temps, la lecture du soir, etc. Je vis entre les barreaux d’une page, prisonnier d’une prison de liberté d’où l’on ne s’évade pas…

 

— Aviez-vous un métier que vous avez abandonné pour l’écriture ?

J’ai eu plein de petits métiers à côté, pour vivre. C’est-à-dire qu’en fait, j’ai toujours été écrivain, mais comme cela ne me faisait pas vivre, il fallait bien que je fasse d’autres choses à côté. J’ai même été gardien de zoo, éboueur… j’aimais énormément me faire trimballer sur le marchepied à l’arrière de la benne. Puis j’ai travail dans le cinéma, j’ai été script doctor, ce qui signifie que je réparais les scénarios boiteux des autres, sans que mon nom apparaisse au générique.

 

— Pourriez-vous un jour arrêter d’écrire ?

Je ne me suis jamais posé la question. Même si je gagnais le pactole au loto, je continuerai à pousser la charrue des songes. Sais faire que ça.

 

— Vous qui êtes également scénariste, construisez-vous vos romans de la même façon, sur la base d’un canevas précis, ou vous laissez-vous une part d’imprévu ?

Entre un jardin à la française bien manucuré et une forêt vierge où il faut se frayer un passage à la machette, je préfère la forêt vierge… Qu’il s’agisse d’un roman ou d’un scénario, je pars donc à l’aventure, sans carte ni boussole, et j’avance à la machette, très curieux de voir surgir le tigre ou le papillon qui enchantera ma journée d’écriture.

 

— On devient écrivain parce qu’on est lecteur…

C’est vrai. Au départ, ma mère nous a donc enfermés dans ce monde de livres. Moi, ce qui m’attire dans la littérature, ce sont les personnages de romans. Ce sont mes copains, mes amis : Ulysse, Don Quichotte, Julien Sorel… Et à mon tour, j’ai voulu créer des personnages. Le personnage de roman, pour moi, il n’y a rien au-dessus.

Il y a beaucoup d’écrivains qui ne sont pas romanciers et qui ne créent donc pas de personnages. D’ailleurs, ce dont je souffre le plus en lisant des livres récemment sortis, c’est qu’il y a de moins en moins de personnages, puisqu’il y a de plus en plus de gens qui dissertent, réfléchissent, explorent le monde… mais très peu de créateurs de personnages. Moi, je me revendique en tant que créateur de personnages. D’ailleurs, dans Le Parieur, il y a un très grand personnage qui est le père. Aussi le cinéaste.

Mais ce qui me donne envie de lire, ce sont les personnages, et ce qui me donne envie d’écrire, c’est de créer des personnages.

 

— Pensez-vous qu’un roman puisse changer quelque chose aujourd’hui ? L’écrivain joue-t-il encore un rôle dans notre société ?

Oui, sûrement. Regardez ce qui s’est passé avec le phénomène Harry Potter. Bon, maintenant, est-ce que c’est une bonne chose que tous nos jeunes lecteurs en pincent pour un apprenti sorcier binoclard et boutonneux ?… Plus sérieusement, je suis très sensible à la littérature qui s’acharne à dénoncer une dictature ou une injustice, que ce soit sous forme de cri ou de témoignage, il y a des livres qui ont provoqué chez moi des prises de conscience (je pense à L’Archipel du Goulag ou à Mars de Fritz Zorn mais aussi au Voyage au bout de la nuit). Est-ce que l’écrivain joue encore un rôle dans nos sociétés ? Hélas, je pense que le temps des grands écrivains pourfendeurs d’injustice est bien révolu. Nous sommes dans un monde d’esbroufe et d’épate, pipelets et people ont pris le pouvoir (encouragés par les éditeurs) et il n’y a plus personne pour chasser les marchands du temple… Les seuls artistes capables de changer quelque chose aujourd’hui sont les cinéastes, car ils disposent, me semble-t-il, d’une vitrine médiatique plus importante que celle dévolue aux auteurs…

 

— Êtes-vous parieur ?

Parieur, je ne sais pas si c’est le mot. Mais je suis joueur.

Parieur, ce n’est pas parier sur quelque chose, mais le fait qu’on parie sur vous. C’est toute la métaphore du parieur : ce sont des gens sur lesquels ont mise. Quand on est écrivain, c’est l’éditeur qui mise. Et dans l’histoire, ce sont des bookmakers qui misent sur lui.

Personnellement, je suis parieur dans le sens où je joue beaucoup. J’aime bien les casinos, les jeux de hasard.  Mais n’ayant pas de gros moyens, j’ai appris à être gestionnaire. Donc je ne suis pas dans l’addiction.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret

© Photo : Astrid di Crollalanza

 

Alexis Salatko, Céline’s band, Robert Laffont, mai 2011, 200 pages, 18 €

Alexis Salatko, Le Parieur, Fayard, septembre 2012, 272 pages, 19 €

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2 commentaires

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anonymous

Beaucoup de mensonges dans cet entretien. Exemple : au printemps 81, Alexis n'avait pas 17 ans mais 22, il n'était plus au lycée puisqu'il a eu son bac en 77 et il n'a pas été en "cavale" à cet époque.... Salatko a toujours été mythomane et il se soigne par l'écriture.