Lionel-Édouard Martin : "S’assumer comme l’écrivain qu’on est, sans jamais baisser ni les bras ni la garde"

Lionel-Édouard Martin fait partie de ces écrivains plus reconnus que connus. Poète, romancier, incomparable styliste, son œuvre résolument classique est magnifiée par une liberté de forme, une modernité de ton, qui confère à l’ensemble une musicalité hors du commun. Rencontre avec l’actuel prince des poètes.

 



— Vous souvenez-vous de vos premières lectures ?

Quelques titres me trottent encore dans la cervelle, oui, d’une littérature de jeunesse qui n’avait, à cette époque, pas grand-chose à voir avec celle d’aujourd’hui, me semble-t-il, ou qui du moins n’en avait pas la prétention. Petite bibliothèque d’école communale, pour commencer, collection rouge et or, bibliothèques rose et verte dont on pouvait faire l’emplette, si j’ai bonne mémoire, à la Coop de ma sous-préfecture natale, Club des cinq, Clan des sept et autres Cheval sans tête. Puis au lycée (on y entrait alors dès la classe de sixième), j’ai trappé avec Jack London, suivi à la trace le dernier des Mohicans – c’était presque un destin, ce titre. Un peu plus tard sont venus les poètes, la grande affaire de ma vie, qui n’avaient guère en commun avec les auteurs gentillets des récitations scolaires : Francis Jammes au premier chef, puis Guillevic, Follain, d’autres encore. Ça vous forge une oreille, enclume et marteau, vous donne le coup d’étrier.

 

— Qu’est-ce qui vous amené de la lecture à l’écriture ?

Les poètes ; parce qu’à 14 ou 15 ans, lire de la poésie, découverte sous l’égide d’un de mes professeurs, lui-même poète, et très bon poète, Guy Valensol, vous mène quasi naturellement à rimbaldiser – ce qui, je vous le concède, n’est guère original. Mais quoi qu’il en soit, c’est donc par la poésie que j’ai débuté – et surtout continué (on taquine à 15 ans la Muse comme le gardon pour, bien souvent, passer à d’autres pêches plus amusantes), n’ayant jamais cessé d’en écrire dans une évolution stylistique nourrie de lectures tous azimuts : aussi bien, peut-on écrire, quoi que ce soit, poésie ou prose, sans ces constants aller-retour entre écriture et lecture ? – j’en doute, et le premier conseil que je donnerais à toute personne désireuse d’écrire serait de lire avant d’écrire, et les plus grands auteurs : on est toujours des héritiers, bien qu’il faille quelquefois rompre avec nos prédécesseurs, mais il n’est de rupture que d’un construit préalable, et c’est ce construit que maçonnent les livres (cela, du reste, je ne suis pas seul à le dire, tant s’en faut : Voltaire, l’excellent Albalat, Steiner et tant d’autres n’ont cessé d’en chanter l’antienne, et à juste titre).

Le roman, je n’y ai touché que bien plus tard, dans une sorte de gageure, pour voir si j’étais capable de combiner poésie et fiction, de devenir, en quelque sorte et s’il n’est pas présomptueux de ma part de me qualifier de poète, « poète narratif ». C’est ainsi que j’ai écrit, très vite, au débotté, mon tout premier roman, assez surpris de mon aptitude à noircir, et engraisser, des pages et des pages quand mon écriture poétique était – comme elle est toujours – si lente et maigrelette ; et c’est de cette manière que j’ai poursuivi, avec toujours autant d’une rapidité stendhalienne, sans quand même l’épaisseur, m’en tenant pour ma part à des textes plutôt brefs.

 

— Pourquoi décide-t-on un jour de devenir écrivain ?

Je ne sais pas si on décide de devenir écrivain : je dirais plutôt qu’on décide un jour de s’assumer comme l’écrivain qu’on est. D’abord, parce que c’est, l’écriture, quelque chose qui s’impose à vous, de toute la force de je ne sais quelle poussée peu résistible mais manifeste – un peu comme on vieillit : contre, on ne peut guère –, on est dans les mots, depuis toujours ou presque, comme dans une obscure évidence – je ne me souviens pas d’avoir jamais été sans écriture, d’une manière ou d’une autre.

Dès lors, la seule décision qu’on prenne un jour dans ce domaine, c’est de soumettre un texte à un éditeur, et de confronter son regard personnel avec un regard professionnel, c’est-à-dire social et chargé de pas mal de considérations débordant la seule écriture, et la confrontation, en ce qui me concerne, a entraîné pas mal de déboires, mais pour, finalement, me conforter dans une manière de certitude et me rendre opiniâtre. C’est pour cette raison que j’avance cette idée : devenir écrivain, c’est peut-être s’entêter à demeurer fidèle à son écriture – dût-elle évoluer aux marges, mais de votre initiative, d’un mouvement propre en rien redevable à des forces extérieures –, refuser de se conformer, de se mouler au moule, se rendre de ce fait a-social, insensible aux modes et aux sirènes, quitte à essuyer refus sur refus, jusqu’au jour où l’on trouve à être publié. Cela requiert pas mal de constance et d’obstination, et c’est en ce sens que je parle de s’assumer comme l’écrivain qu’on est, sans jamais baisser ni les bras ni la garde.  

 

— Quels sont les écrivains qui vous ont façonné et influencé ?

« Sortez de ce corps ! » – Ils s’appellent Légion ; peu étrangère, toutefois, si vous me permettez ce piètre calembour : mais j’ai surtout pris la façon d’auteurs français, toujours un tantinet sceptique face à des traductions parfois plus soucieuses de rendre un sens qu’une autre matière textuelle – or c’est cette dernière qui m’intéresse, la seule qui demeure, aussi bien : les idées passent, et vite. J’en nomme quelques-uns ci-dessous, de ces fascinateurs et de ces façonneurs, mais on peut anticiper : les écrivains de l’âge baroque, Balzac, Flaubert, les Goncourt, Proust, Max Jacob, Fargue, Ramuz, Giono, Cingria… ; et Colette, en qui s’incarne à mes yeux le modèle d’une écriture parfaitement maîtrisée.

Je pourrais aussi parler de mes repoussoirs – il n’est pas sans intérêt de connaître les auteurs qu’un écrivain rejette, non sans les avoir lus. Mais la liste serait longue et ce soir je me sens d’humeur miséricordieuse. On peut d’ailleurs les deviner, au vu de ceux dont j’ai voluptueusement suivi, plutôt que subi, l’influence.

 

— Qui rencontre-t-on dans les bibliothèques de Lionel-Édouard Martin ?

Ah, la bibliothèque de l’écrivain, devant laquelle il pose, genre boucher devant ses carcasses agrémentées de persil, pour la photo du magazine, sourire aux lèvres, le bien vivant, malgré tous ces morts pesant derrière sa nuque ! – J’en ai un peu partout, de ces livres des morts, jouant les chevillards nomades entre Martinique, Poitou, Paris, sans compter la liseuse qui récemment s’est mise à jouer la chambre froide ou le columbarium. Vous les nommer ? Les plus vieux sont de momifiés Latins et Grecs en parfait état de conservation, puis on gravit les siècles : à peu près tous les « classiques » de France et de Navarre, que je ne citerai pas – les « classiques », vous savez, ceux du Lagarde et Michard, qui n’ont pas besoin d’être mentionnés, juste d’être lus et relus –, avec un goût prononcé pour la bonne chère (ou trouvée bonne) du XXe siècle ; en vrac, sans ordre de préférence, ni chronologique, ni même alphabétique : Proust, Gide, Valéry, Fargue, Larbaud, Colette, Cendrars, Ramuz, Giono, Delteil, Jouve, Guillevic, Follain, Claudel (Paul), Saint John Perse, etc.

Vers la fin du XIXe siècle, de moins connus peut-être : Jean de Tinan, Rollinat, Jammes, Boylesves, Goudeau, Gourmont, Albalat, Toulet (pour ses romans plus que pour ses Contrerimes), Schwob, le cher Max Jacob (lisez donc, si vous ne l’avez fait, ses deux romans, Le Terrain Bouchaballe et Filibuth ou La Montre en or ), Anna de Noailles, Rodenbach, l’excellent Charles-Louis Philippe – et la liste est loin d’être close (vous comprendrez que c’est un peu, cette confluence fin XIXe début XXe, mon époque de prédilection).

Je vous entends marmonner dans votre barbe – qui vous sied : « Mais plus proches de nous ? » – Ceux qui sont encore sur pied ? Pas grand monde dans la prairie d’embouche, disons Christian Gailly, Jean-Philippe Toussaint, André Blanchard, Jack-Alain Léger (ces deux derniers découverts grâce à l’ami Marc Villemain), Denis Montebello, Jean-Marie Dallet, Romain Verger, Laurent Mauvignier. Quelques poètes aussi, dans la pâture, bien trop à l’ombre à mon sens : Marcel Migozzi, Michèle Dujardin (qui tient le beau blog Abadôn), Jos Roy (qu’on peut retrouver sur son site Mizpirondo), Romain Fustier. J’en oublie bien sûr, mais peut-on se rappeler toutes les chairs ingérées ? Le cher Léon Daudet évoque avec délectation les charcuteries « de premier ordre » qu’il allait quérir aux Halles avec son Alphonse de père, et les filets de bœuf dégustés avec des « hum ! » de plaisir chez la princesse Mathilde : je doute qu’il ait eu la mémoire précise de chacune de ces succulences.

 

— Écrivez-vous parce que vous ne trouvez pas votre place dans cette époque ?

Oh, j’y ai ma place : la preuve, j’enseigne même à cette époque – au sens de « j’enseigne quelque chose à quelqu’un », du doceo pueros grammaticam des grammaires latines. Maintenant, il y a sans doute une marge entre lui enseigner quelque chose – quoi, d’ailleurs, qui ne lui soit désagréable et ne la fasse regimber ? – et s’y sentir bien… J’avoue que si je pouvais revivre, à l’âge – bien mûr – que j’ai atteint, dans le petit univers de mon enfance, je prendrais illico mon billet aller, sans appétence pour un retour vers ce présent qui n’est pas un cadeau, je trouve. Cela posé : l’avantage de l’écriture – comme celui, du reste, de la lecture – est justement de nous faire voyager dans d’autres mondes, dans des ailleurs de l’histoire et de la géographie, et je reconnais ne pas me priver de ce moyen de transports, quitte à coller sur la réalité contemporaine, pour un peu l’estomper, le calque d’une enfance et d’une adolescence qu’un Renan n’eût pas désavouées sans doute. Léon Daudet – je vous accorde bien volontiers l’« encore ! » dont vous pourriez vous exclamer – qualifiait de « stupide » le XIXe siècle : je me demande s’il n’en va pas d’une inversion des caractères, et s’il ne parlait pas plutôt, l’anticipant, de ce XXIe.

 

— Vous semblez mélanger souvenirs personnels et imaginaire dans vos livres. Quelle est la part d’autobiographie ? Vers où vous pousse naturellement votre imaginaire ?

Je cite souvent Jack-Alain Léger, qui dit quelque part en substance : « Je n’ai pas d’imagination, juste de la mémoire », et me reconnais bien dans ses propos. Si je me réfère à mon expérience de l’écriture, je suis amené à penser que Proust, dans Contre Sainte-Beuve, a commis, à vouloir distinguer auteur et narrateur, le même coup de force que Saussure à prétendre, dans un autre domaine, dissocier la langue de la parole. La question n’est pas tant celle, me semble-t-il, de l’autobiographie que celle, plus complexe, de l’imbrication d’un imaginaire, nourri de subconscient, dans une écriture narrative et/ou poétique. À ce compte, il n’y a pas de fiction à proprement parler, il ne peut pas y en avoir dans l’acte de création, cette dernière relevant de la mémoire, consciente ou pas. Ainsi, l’autofiction contemporaine est un concept à mes yeux sans fondement, une redondance : toute écriture est naturellement autofictionnelle, et tout le reste littérature.

 

— En règle générale, pour vos romans, où puisez-vous votre inspiration ?

Je n’ai guère à puiser, cela me vient le plus souvent tout seul. Les causes de ces moments de grâce, je les ignore, j’en éprouve juste les manifestations – une phrase qui déboule un jour et qui s’impose, avec sa couleur, sa mâche en bouche, son rythme particuliers, remontant (ou tombant ?) d’où, animée par quelle impulsion ? – mystère, mais ça survient, d’un coup, et cette phrase qui réclame, bec ouvert et goinfre, il faut y répondre et la nourrir – j’évoque tout cela du reste dans l’avant-texte de mon prochain roman, Magma, à paraître incessamment chez publie.net/publie papier. Proust, au début de la Recherche, a cette belle image de la fleur japonaise en papier, qui, plongée dans un verre d’eau, déploie lentement sa corolle. En ce qui me concerne, c’est un peu la même chose qui m’arrive, sauf que la fleur, c’est une phrase forte en gueule, qu’on pourrait qualifier de matricielle, qui libère des cadences et des images pour former, si l’on veut, un tissu thématique apte à se développer et à donner au texte sa cohésion. Bien sûr, de ce texte, la génération n’est plus spontanée que celle de la mouche à viande : il faut la ponte, déjà, puis du temps, du « travail », si on veut – même si je n’aime pas ce terme quand il en va de création –, des réorganisations, des reprises, du fignolage. Mais c’est de la sorte que cela se passe, du moins chez moi, la plupart du temps, sans que cela s’inscrive dans rien de préconçu ou que les personnages soient mis en fiche au préalable, sans jamais de repérages sur le terrain et le plus souvent sans source documentaire autre que minimale et d’après coup, pour vaguement respecter le sourcilleux réel. Je le répète : je n’ai pas d’imagination, juste un peu de mémoire qu’un rien suffit à re-susciter, un souvenir qui débarque en appelant un autre pour, de cette filasse touffue, composer la torsade plus ou moins bien ficelée qu’on peut nommer roman. Le plus difficile est encore de déceler l’attache initiale vers laquelle peuvent ensuite converger tous ces fils hétéroclites appelés à constituer la tresse. – Vous voyez, la création romanesque, dans mon cas sans doute particulier, se résume peut-être à ça : lier l’épars, le natter, comme on bottèle l’ail ou l’échalote après les avoir défouis (ne bronchez pas, le verbe est chez Malherbe).

 

— Vous célébrez dans vos livres un certain passé, une nostalgie, tout en employant une langue moderne, une liberté de forme et de ton. N’y a-t-il pas une forme de contradiction ?

Je pourrais sans doute trousser joliment la phrase « à l’ancienne », vous savez, c’est un argument de vente pour certains produits manufacturés comme la moutarde ou la blanquette de veau : mais ça n’a pas grand sens et c’est plutôt fadasse, douceâtre en bouche, et je préfère quand ça monte au nez, n’ayant pas le souvenir que le manger d’autrefois, celui de mon enfance, ait été insipide.

Giono, parlant ripaille dans Que ma joie demeure, évoque les « herbes puissantes » qui rehaussent les saveurs de certaines viandes : en matière d’écriture, c’est pareil, et je voudrais que la mienne ait le goût des civets mitonnés par ma grand-mère. La chair de lapin – qu’on relise ce qu’en dit magnifiquement Charles-Louis Philippe, dans Le Père Perdrix – c’est blanc, c’est mou, peu substantiel, ça ne tient pas plus au corps que mes intrigues. Ce qui fait le civet, le bon civet, c’est la sauce, gros vin rouge, bouquet bien garni, épices sans épargne, sang frais pour la liaison, long mijotage pour concentrer les sucs. C’est ce que j’essaie de faire sur le plan du style : de la sauce de civet de lapin, dans sa véritable recette à l’ancienne – pas celle de la ragougnasse industrielle –, laquelle suppose ce coup de patte bien particulier que je n’ai connu qu’à ma grand-mère (même ma mère désespérait de l’acquérir).

Nostalgie du passé ? oui, lancinante : mais cette modernité de forme et de ton que vous me prêtez ne relève pas à mes yeux, ni à mes papilles, de la modernité – je n’ai guère d’appétence pour les écritures contemporaines, hormis quelques-unes ; bien au contraire, elle tire ses caractéristiques du plus solidement établi, me semble-t-il, dans la langue, et qui s’oppose à la bouillie pour chatons mal dentés : je pense à Racine, pour qui je donnerais « tout Rossini, tout Mozart et tout Weber » (je laisse le soin de remplacer les noms de ces compositeurs par ceux de romanciers actuels) et à la prosodie baroque telle qu’on la trouve, par exemple, chez d’Aubigné.

 

— Vous définiriez-vous comme un styliste, tels Michon ou Millet, ou comme un classique ? Les deux peut-être…

Je doute que Michon ou que Millet se rapportent l’un et l’autre à autre chose qu’à une forme de classicisme, si le classicisme – hors la définition qu’en donne, un peu scolaire, un Boileau – c’est la maîtrise de l’expression dans ce que Gracq appelait joliment ses « harmoniques ». Ce n’est à aucun des deux que toutefois je me référerais personnellement – quoique au Michon de La Grande Beune, ou au Millet de La Voix d’alto, de Ma vie parmi les ombres : oui, sans aucun doute – mais bien plus à un Giono, à un Ramuz, à un Gustave Roud, à un Cingria, ainsi qu’à ma très chère Colette, modèle, je l’ai dit plus haut, d’une écriture sans grande matière narrative mais orchestrée magistralement – par la pianiste qu’elle était d’ailleurs, et quelle oreille ! … Vous savez, mon père était un de ces artisans passionné de travail bien fait : je ne sais rien faire de mes dix doigts, sauf frapper sur un clavier d’ordinateur, mais ce peu que j’arrive à mener à, sinon bien, pas trop mal, peut-être, je n’aime pas le bâcler – pas plus que brailler avec les sirènes et paraître en débraillé. Alors classique, oui, dans ce sens, et styliste, au moins dans mes tentatives – mais pour moi, vous l’aurez compris, c’est un seul et même concept.

 

— D’où vous viennent vos personnages ?

De mon vécu, pour la plupart d’entre eux. Pour prendre l’exemple de mon dernier roman, Anaïs ou Les Gravières, cela donne ce genre de plongées dans mes souvenirs – j’ai un côté, mon patronyme m’y prédisposant sans doute, martin-pêcheur quêtant pâture, plouf, on ressort un poisson dans le bec. Le personnage de Toto Beauze est venu pour partie d’un camarade d’enfance de mon père, qui, conducteur d’engins de terrassement, mit fin à ses jours à la façon de Toto Beauze, de manière moins sophistiquée mais tout aussi spectaculaire. Le grand Mao était bien polonais, travaillant pour l’entreprise voisine de maçonnerie, et faisait valser la fleur bleue au son de l’harmonica ; sinon le personnage d’Anaïs, du moins son meurtre : fait divers local jamais élucidé ; Nathalie : la fille de l’ancien maire de ma bourgade poitevine, décédée dans de pareilles circonstances, l’incendie du véhicule en moins ; le Légionnaire : personnage mythique – je ne l’ai pas connu moi-même – de mon canton natal, installé au lieudit Bidon Cinq – inutile de chercher sur les cartes, ledit lieu n’existe que dans l’onomastique locale et n’a rien d’officiel ; etc. Toute matière primitive bien sûr fondue, malaxée, après ajouts d’argiles d’autres origines et toutes aussi grasses, à pleines poignes par l’invention, pour les besoins du récit à mesure qu’il avançait dans cette espèce de flou qui caractérise mon absence, à la base, de tout projet. – Mais j’y insisterais s’il le fallait – et le faut-il, s’il en va d’un truisme ? : Toto Beauze est Toto Beauze, Mao est Mao, quelles qu’en soient les sources, de même que la duchesse de Guermantes est la duchesse de Guermantes, tout inspiré qu’en soit le personnage par la comtesse Greffulhe et la comtesse de Chevigné.

 

— Avez-vous des rituels d'écriture, des TOC, des passages obligés ?

Des manies. Assis toujours au même endroit, dans la mesure du possible, l’ordinateur portable posé sur mes genoux comme un enfant qu’on allaite – mais à frapper les touches, c’est plutôt la fessée qu’on lui donne, on la ressent d’ailleurs dans les cuisses, la toute petite fessée, comme amoureuse, un panpan cucul de rien du tout, le geste presque érotique (fouailler les mots, surtout qu’on les couple en syntaxe… – je n’en dirai pas plus). Et des outils bien sûr, tous ceux qu’Internet – il m’arrive, vous voyez, de sortir de ma caverne – met de nos jours à notre disposition : dictionnaires, et pas le seul TLFi, mais tous les autres, Furetière, Académie, Huguet… et des moteurs de recherche qui vous mettent à portée de clic la plus vaste boucherie du monde – tout n’est pas négatif dans la modernité.

Écrire, surtout des romans, c’est aussi s’astreindre à des rythmes : j’écris le matin, très tôt, dans la douce complicité de dame Cigarette et de monsieur Café – littérature de jeunesse, vous dis-je !, à moins que de vieillesse –, me posant un objectif de tant de signes à atteindre, en général allégrement dépassé vers la fin de matinée, consacrant à la relecture l’après-midi, après la sacro-sainte sieste postprandiale. Ça marche comme ça marche, avec des hauts et des bas, mais ça marche. Ce sont un peu les rythmes de Michon, tel qu’il les évoque dans Le Roi vient quand il veut. Et quand c’est fini, c’est-à-dire assez vite, je remercie rituellement Marie, dont je suis un (grand) enfant.  

 

— Quelle est aujourd'hui, selon vous, la place de l’écrivain dans la cité ? Et celle du poète ?

Dans la cité ? Qu’ils restent, les écrivains, dans leur campagne, on n’est pas si mal au vert, loin de la pollution sonore et des « faux beaux jours » : quel besoin pourraient-ils éprouver d’ajouter à la cacophonie ambiante et aux lumières artificielles ? J’estime personnellement n’avoir rien d’autre à dire que ce que j’écris, qui ne délivre aucun message particulier – photographie, cinéma, sociologie, psychologie, politique, journalisme, etc., ont aujourd’hui pris en charge cette parole publique à laquelle on peut, ou pas, tendre l’oreille. Je ne vois pas trop ce que les écrivains pourraient y apporter, sauf à parler de leur travail, sujet sur lequel ils ont sans doute plus de compétence que des animateurs d’émissions vaines. J’en vois qui animent des ateliers d’écriture, c’est sans doute bien, d’autres qui participent à des tables rondes sur la littérature, c’est bien sans doute aussi. Moi, je ne fais rien de tout cela, je ne bouge guère, je me montre aussi peu que possible, je reste dans mon coin, casanier – il faut dire que j’ai tellement traîné mes guêtres un peu partout que je n’ai plus guère envie de les nouer sur mes croquenots.

 

— Finalement, à quoi sert la littérature ?

À rien, c’est pure gratuité. Mais entendez-moi bien : il en va de la gratuité d’un regard offert à autrui, d’une musique murmurée sans excès de décibels, d’un rire, d’une empathie. C’est dire si c’est précieux. Comme le plaisir gratuit – ce pur acte d’amour.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (décembre 2012)

 

Lionel-Édouard Martin, Avènement des ponts, Tarabuste, mai 2012, 124 pages, 12 €

Lionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières, Les éditions du Sonneur, avril 2012, 160 pages, 15 €

Lionel-Édouard Martin, Magma, à paraître, Publie Papier (http://publiepapier.fr)

 

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2 commentaires

Merci au Salon de nous présenter un tel écrivain. Tous les apprentis auteurs – comme de nombreux romanciers publiés et encouragés par la critique à poursuivre leur chemin dans la médiocrité – devraient méditer ces réponses de Lionel-Edouard Martin. Je me réjouis par exemple de lire ici « qu’il n’est de rupture que d’un construit préalable, et c’est ce construit que maçonnent les livres » Car il n’est jamais inutile de répéter qu’il faut apprendre la langue avant de la désapprendre, à l’image du travail d’un Matisse ou d’un Picasso en peinture. L.E. Martin rétablit en outre une hiérarchie : la langue de Colette ou celle de Giono n’est pas comparable à celle d’un Millet, dont de scrupuleux linguistes, tout comme l’excellent Eric Chevillard, ne cessent de dresser la liste des fautes de syntaxe ou de grammaire. Bref, il n’est sans doute pas trop tard pour emballer et déposer un Lionel Edouard Martin devant la cheminée…

Diable diable. L'interview du monsieur reflète parfaitement son œuvre publié — ce que j'en ai lu du moins : Anaïs et La vieille au buisson de roses. Pas un mot ne dépasse, tout est calculé, pourléché, tourné vingt-trois fois sous la plume (ou le clavier, mais franchement...) Belle écriture, ça oui : mais qui s'admire avec tant de complaisance qu'elle en perd tout intérêt. Vanité que Schwob, entre autres, n'aurait jamais eue.