Interview. Ariane Bois, L’Île aux enfants : « Ces enfants-là ont vécu l’horreur ! »

À travers cette fiction bouleversante et magnifiquement menée, Ariane Bois revient sur le scandale d’Etat des « enfants de la Creuse » qui, des années 1960 aux années 1980, concerna plus de deux mille petits Réunionnais kidnappés et déportés sous l’égide des autorités françaises pour repeupler les campagnes hexagonales. 

Avec le talent romanesque qu’on lui connaît, l’auteur met en scène deux générations de femmes confrontées à ce passé trouble et au lourd secret qui pèse sur leur existence. Cependant, pas à pas, la vérité se fera jour, ouvrant un chemin de lumière et de reconstruction. Un livre fort et captivant.

Votre nouveau roman s’inscrit, à mon sens, dans la continuité de votre ligne littéraire. Au fond, le sort des « enfants de la Creuse » n’est pas si lointain de celui des enfants cachés de la guerre, thème de plusieurs de vos précédents ouvrages, notamment Le Monde d’Hannahet Le Gardien de nos frères. Même si le contexte historique est différent, ai-je tort de faire ce parallèle ?

Vous avez tout à fait raison ! J’ai écrit une trilogie qui parlait des enfants juifs cachés pendant la guerre et de leur traumatisme d’être séparés de leurs parents, d’habiter dans des milieux différents des leurs, de devoir apprivoiser un monde qu’ils ne connaissaient pas. Ici, dans ce sixième roman, je traite aussi de l’enfance maltraitée, déplacée, à la merci de l’arbitraire des adultes. Les périodes historiques ne sont pas les mêmes, les dangers non plus évidemment, mais il y a une souffrance à vivre l’exil, la séparation, la coupure de tous ses liens familiaux. C’est une thématique forte qui m’intéresse, car elle est riche et le traumatisme s’étend souvent sur plusieurs générations. 

Face à l’enfance bafouée, la mère de cinq enfants que vous êtes et l’auteure s’allient-elles pour dénoncer ces crimes d’État ?

Je suis romancière et journaliste de formation aussi et j’ai entrepris une enquête, sans savoir où j’allais. Ce que j’ai découvert m’a énormément choquée, et j’ai essayé de restituer en même temps qu’une fiction d’une mère et de sa fille prise dans ce scandale un peu de cette indignation. L’écrivain possède aussi une responsabilité face au monde qui l’entoure, il peut en écrivant, faire partager ses révoltes et ses indignations. 

L’affaire des « enfants de la Creuse » est assez peu connue du grand public, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Oui, il s’agit d’une vaste opération de repeuplement d’enfants de l’Île de la Réunion vers la métropole qui a débuté dans les années 1960. La Réunion était pauvre et la France rurale avait besoin d’être repeuplée : 2200 enfants ont ainsi été arrachés à leur famille entre 1963 et 1982 et envoyés dans 82 départements. Un traumatisme qui ronge la vie des ex-mineurs et qu’ils ont payé le prix fort. Séparation d’avec leurs frères et sœurs, adoptions même quand les enfants n’étaient pas orphelins, lettres supprimées, interdiction de parler leur langue, le créole, ces enfants-là ont vécu l’horreur et pour certains ont été transformés en véritables petits esclaves aux champs. 

Comment avez-vous enquêté sur ces faits qui sont aussi anciens que tabous ? Vous êtes-vous rendue sur l’Île de la Réunion ? Les autorités françaises vous ont-elles aidées dans vos recherches ou se sont-elles montrées réticentes ?

J’ai eu la chance de rencontrer une quarantaine d’ex-mineurs, regroupés au sein d’associations, à Paris, en régions et je me suis évidemment rendue à la Réunion pour enquêter sur place et me laisser inspirer par les paysages, les gens, les odeurs, les couleurs, bref nourrir ma plume. J’ai eu accès aux archives, aux courriers des enfants, aux dossiers, aux photos. Tout est accablant : les fonctionnaires signaient à la place des parents analphabètes ! Le silence a longtemps été de mise, mais aujourd’hui la transparence s’installe : un énorme rapport de mille pages vient d’être rendu au ministère de l’Outremer sur le sujet et le Président Macron a déclaré que la France avait mal agi envers ces enfants et avait manqué à sa responsabilité morale envers eux. C’est un premier pas, capital. 

Ce roman met à l’honneur les femmes et c’est grâce à une jeune fille d’aujourd’hui que, lentement, la lumière sera faite sur le passé. Que pensez-vous de la jeune génération féminine ? Les filles sont-elles plus courageuses et avisées que ne l’étaient leurs mères ?

Je trouve les jeunes femmes formidables ! Voilà pourquoi, dans mon roman, c’est la fille de l’enfant kidnappée, Caroline qui va mener l’enquête et découvrir ce qui s’est passé dans l’enfance de sa mère. Je voulais montrer que cette sombre affaire avec ses conséquences psychologiques immenses affectait les enfants volés eux-mêmes, mais aussi leur descendance. Tout le livre s’articule autour du secret : secrets des origines, de l’adoption, sur cette opération de repeuplement… 

Je viens moi-même de générations de femmes fortes et courageuses, je pense que nos aînées, qui ont dû se battre pour nos droits, l’étaient infiniment. Aujourd’hui, à l’heure où certains de ces droits sont menacés dans certains pays, il ne faut rien lâcher du combat féministe.  

Ce sont également les liens du sang que vous mettez ici en exergue. Que représentent-ils pour vous ? Croyez-vous à la primauté des liens familiaux et filiaux sur tout autre ?

Pauline croit que le cauchemar de son enfance est soigneusement refermé sur elle. Mais une évocation à la radio de l’affaire ravivera les anciennes blessures. Pauline est une mère cadenassée qui n’a pas parlé à sa fille : celle-ci, pourtant sentira le malaise quant à ses origines maternelles et cherchera à y voir clair. Mon roman évoque en effet la transmission, la primauté des liens de la famille et du sang, l’importance aussi de la parole pour mettre des mots sur les maux. Il s’agit d’un roman de reconstruction et de résilience. C’est l’amour d’une fille qui permettra la reconstruction d’une mère. 

Pensez-vous que l’on puisse hériter, parfois même inconsciemment, du « bagage traumatique » lié à l’histoire personnelle de nos parents ?

Oui et cela a été prouvé avec la psycho-généalogie. Nous sommes nombreux à porter une histoire lourde qui, si elle n’est pas expliquée, exposée, peut « s’enkyster », devenir comme une tumeur. Pauline, par son silence, met toute sa famille en danger. C’est sa fille Caroline qui libèrera les siens en recherchant ce qui s’est passé sur cette île. Le roman tient du policier, du récit enquêté et trace aussi le portrait de deux femmes soumises à un scandale d’état.

Eu égard à ces atrocités d’État, pensez-vous que l’auteur, et l’artiste en général, ait un rôle à jouer pour réveiller les consciences et responsabiliser ses contemporains afin d’éviter qu’elles ne se reproduisent ?

Je ne sais pas si j’ai un rôle à jouer, mais, à écouter ces enfants qui ont connu le pire, j’ai eu envie de leur redonner une voix, de raconter leur histoire. L’île aux enfants leur est dédié ainsi qu’à tous ceux qui ont pu souffrir un jour du bon vouloir d’un État. 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (mars 2019)

Ariane Bois, L’Île aux enfants, Belfond, mars 2019, 240 pages, 18 €

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